«La terre est blessée par un loup rouge qui la dévore. »
— Wajdi Mouawad.

Détroit 2098

Abyssus abyssum invocat. .

Elle observe par la fenêtre les lampadaires qui délayent leur lumière glauque en flaque huileuses sur l’asphalte souillée - maculée de tâches sombres, suspectes projetant dans la brume des voiles d’ombres comme autant de vaisseaux fantômes hantant les rues de la ville. Dix jours qu’une chappe de plomb s’est abattue sur la cité figeant le tout dans une gangue spectrale et inquiétante dans l’ attente d’une chute qui ne vient pas. A regret, la femme termine son thé et repose la tasse dans un tintement de porcelaine. Vérifie une dernière fois son arme et quitte son havre dans un cliclètement de clef.

Au loin, la bouche monstrueuse du métro l’attend. Son pas est réglé. Elle gravit les cinquantes mètres qui la séparent du Léviathan, foule la poussière de ses marches et s’engouffre dans ses entrailles. Un relent d’urine et de sueur lui assaille les narines et elle ne peut retenir une grimace devant l’odeur des corps chauds et humides qui se pressent contre le sien. Ca finit par la cracher comme un papier gras sur le quai. Elle vérifie son holster avant de s’aventurer dans les boulevard désolés de Downtown. Petite, la ruine rongeait déjà ses artères désertes. La lente chute d’une cité industrielle laissant derrière elle un exhalation d’apocalypse et de misère.

Six heures du matin.

Elle voit les oiseaux de nuit. Les cernes violines sous les yeux rougis d’alcool, de fête et de débauche. Elle voit le teint pâle, fiévreux, maladif et la mécanique des muscles, le claquement des os, le grincement des dents alors que le ciel vomit sa grisaille dans les derniers rayons de Lune. Elle voit. Les images marquent sa rétine. Se superposent. S’étiole. Aucun son ne franchira la ligne mince de ses lèvres ce matin. Le dernier bastion de sa santé mentale en pleine déliquescence. Une ligne blanche qui ne devait être traversée.

“Putain”. Elle maugrée en évitant un SDF qui vient de s’accrocher à ses rangers et qu’elle dégage d’un soubresaut. Qu’ils s’engagent dans l’armée et qu’il aille s’échouer ailleurs. Elle n’y pouvait rien si cette ville était un dépotoir à camés. Son corps tremble un peu alors qu’elle repense à sa nuit. Elle veut prendre une douche.

Vivre vite. Crever jeune. C’est le mantra de Sasha Vrataski. Maudire la matinée quand elle portait encore sur elle les traces de ses virées crépusculaires dans les bars sordides et les établissements chics reconvertis en bar à putes de luxe. L’odeur du shit et le goût d’un cocktail qu’elle traque sur sa langue.  

“T’es en retard sergent.” Son regard clair se porte sur le colosse qui vient d’interrompre ses pensées. Allister Fox dit Mister T, en référence à une vieille série télévision du siècle dernier. Il pousse vers elle une silhouette frêle et pâle. Elle ricanne avant se coller un cigare entre deux canines. “C’est qui le minet ? “ Le toiser, prédatrice, en faisant rouler ses muscles noueux sous sa lourde veste d’uniforme.”Un bleu. Le bleu voici le sergent Vrataski… On l’appelle auss Full Metal Bitch depuis qu’elle a enfoncé un fusil à pompe dans le trou de balle d’un dealer avant d’appuyer sur la gachette. Y’avait de la merde et du sang dans un rayon de trente mètres. Putain un  vrai feu d’artifice ! C’était la belle époque maintenant on nous chie dans les bottes avec de la paperasse.” Il éructe, truculent avant de traîner le pauvre gosse dans son sillage.

Fermer les yeux, son front posé contre la vitre froide. Ne plus songer au lit anonyme dans lequel elle s’est réveillée. Oublier la guerre. Les émeutes. Les camps. Dans cet ordre chronologique. Boire Baiser se Barrer. Obtenir une satisfaction froide et calculée dans le corps de l’autre. Ne jamais donner mais tout prendre égoistement.

- Tu te barre ?

Le froissement des draps. Elle boucle rapidement sa ceinture, vérifie la sécurité de son arme, la bouche pâteuse. Son pantalon de treillis dans ses rangers. Ne pas se retourner et nouer ses cheveux châtains.

- Tu croyais quoi ? Que j’allais t’offrir des fleurs et des croissants ? J’avais été claire. On baise et c’est tout. Fin de la partie.

Elle glisse une clope entre ses lèvres puis déploie ses muscles secs. Elle stoppe toute velleité de protestation en portant trois doigts à ses lèvres.
- Il n’y aura pas d’autres avertissements. Et ne compte pas sur mon numéro de téléphone. C’était sympa, merci.
Elle fait un pas de côté, se dirige vers la porte de l’appartement. Se débarasser de la crasse. Une impatience coupable. La main sur la poignée, elle s’interrompt :
- Ah au fait. La dope sous le bureau, c’est moyen.
De loin, elle agite sa carte et disparait. C’était comme ça. Un départ noyé parmi tous les autres. Elle aurait oublié leur corps à corps, son odeur, le goût salé de sa propre sueur d’ici quelques heures. Le visage d’un cadavre aurait remplacé celui de l’inconnue. Comme à chaque fois. Ne jamais laisser son nom. Ne jamais demander le sien. C’était le jeu.

***

2099  - Détroit

-C’est l’heure du tabassage en règle ?

Un petit con  est  assis sur une chaise en alu. Coupe afro. baskets sans lacets. Joggins Sa jambe bat le tempo d’un morceau de tempo de hard rock hystérique. Il soutient son regard alors qu’elle mâche tranquillement son cigare.

- Pas le genre de la maison. Tu le sais bien. Si j’avais dû te faire du mal, tu serais encore en train de ramasser tes dents avec tes doigts cassés. Regarde moi. Ukraine en 2090. L'engagement pour la patrie. Et toi, on te nourris petite crevure et regarde ce que tu fais du temps que l'on t'a accordé ! Maintenant on va y retourner, mais d’abord j’aimerai que tu te tournes vers tes obligations familales. Tu sais comment ça va se passer. Toi, la prison, la savonnette qui tombe...Mais ton petit frère ? C’est encore un  gamin… Une proie facile.  Il va se faire défoncer.

Elle s’assied sur la table.

- Je vous ai dit de laisser Marvin en dehors de ça !
- Mais ce n’est pas moi qui l’ai mis dans la bagnole ton frangin !
- Il  est clean.  Y avait rien dans la caisse  !
-  Joue pas au con avec moi petit. Je pourrais devenir violente.

Elle souffle la fumée pestilentielle sur son visage avant de reprendre.

- Putain traffic de peaux humaines mon vieux...Si on retrouve les cadavres, tu seras tellement baisé que tu ne pourras plus jamais marcher droit.  Tu connais la  peine pour assassinat et barbarie. Si tu veux je te fais un dessin.

Elle mime une mort par pendaison.

- Et puis vous en faites quoi de cette peau ? Qui vous l’achète ?

L’adolescent finit par s’effondrer.

- Hey vous savez combien ça se négocie sous les barres ? Putain et à New York, ils en raffolent ! J’ai des clients bourges ! Aujourd’hui tout le monde veut avoir son porte-clef ou sa coque de téléphone en peau humaine ! Notre livraison allait là-bas.

« Un homme de caractère n'a pas bon caractère. »
— Jules Renard.

Wow such Canon very Coup de pied au cul Much Badass. Voilà comment en trois mots le doge - meme de ce début de XXIe siècle aurait pu décrire notre jolie blonde. Ce que sa petite enfance dans les rues sordides et désolées de Détroit n'avait pas eu le temps de lui apprendre, les pillages successifs alors qu'elle vivait dans un camp  de réfugiés à la périphérie de la ville lui enseignèrent. Le fort survit. Le faible périt. Courir vite ou mourir jeune. Ses années à servir dans les forces armées l'ont rendues un brin violente et gouailleuse. On la prend à tort pour un esprit obtus et plutôt bas du front alors qu'elle possède une quotient intellectuel légèrement supérieur à la normale. Elle étonne parfois par ses traits d'une lucidité cynique mais il est certain qu'elle préfère qu'on la sous-estime. Il est de ce fait plus simple d'échapper aux regards inquisiteurs. D'une droiture et d'une loyauté sans égal, elle a consacré sa vie à protéger et servir. Si l'homme est un loup pour l'homme alors elle se bat pour être celle qui tient le bâton pour les châtier et les maintenir dans la paix. Et puisqu'il faut préparer la guerre pour la maintenir, elle est toujours prête à un bon combat.  

Sasha est incapable d'évoluer en bonne société. Elle est avant toute chose un soldat. Son credo : Dura lex sed lex et elle ne tolère pas qu'on dépasse les limites qui nous échoient. L'hypocrisie et les jeux de manche la rebute. Si on devait purger une partie de la population, elle proposerait d'étriper les avocats et les corrupteurs qu'elle classe dans la même catégorie. Ils sont la plaie qui infecte le pays et qui l'empêche de retrouver sa grandeur. Bien entendu, les inégalités la touche et la choque. C'est pourquoi, elle tente de rééquilibre la balance des pouvoirs. Devant elle, tout le monde est frère. D'aucun la trouve un peu fanatique mais d'aucun sont des imbéciles.