Septembre 2094 ❥ Académie Weins (NY)Un regard sur l'immense complexe étudiant, et elle sent son coeur s'emballer. Les mains moites, la gorge sèche, elle avance pas à pas, impressionnée par son environnement. Une pensée à ses parents: ils seraient tellement fiers d'elle s'ils pouvaient la voir! Le simple fait d'imaginer sa mère aussi émue qu'elle lui donne du courage. Matilda relève un peu la tête, replace maladroitement une mèche de cheveux noirs derrière son oreille, tente de se donner une constance. Allez, après tout, elle n'est pas la seule nouvelle, ni la plus jeune... Elle n'a qu'à se faire des amis, et tout ira bien. Oui, tout ira bien. Elle est ici pour une bonne raison, et son avenir promet d'être brillant. Ici, elle sera formée au près des futures élites, afin d'accomplir de grandes choses.
Ces phrases réconfortantes en tête, toutes entendues quelques mois auparavant, elle se dirige vers ce qui apparaît être le Hall principal, déjà occupé par des centaines et des centaines d'étudiants. Autour d'elle, ce sont des groupes d'amis qui se rejoignent, des cris de joie ou de déception en découvrant les affectations. Une rentrée banale, somme toute.
« Hey, toi! » Matilda n'entend pas l'appel, cherche à se frayer un chemin jusqu'aux panneaux de liège où les listes de classe sont affichées.
« Hey! La brune avec le t-shirt rouge! » Pas de doutes, c'est bien à elle que l'on s'adresse.
« On ne s'est pas déjà croisés quelque part? Ton visage me semble familier. C'est quoi ton nom? » L'avalanche de question la laisse pantoise - il lui faut quelques secondes pour sourire et répondre. L'autre, une grande fille blonde, la regarde avec insistance.
« Tu as perdu ta langue? » « Non, non, bien sûr que non. Je m'appelle Matilda Flemming et je ne pense pas que l'on se soit rencontrées. J'arrive droit de San Francisco, j'ai emménagé à l'internat il y a à peine un mois. » La fille pousse un soupir, dommage murmure-t-elle, sans toutefois laisser le temps à Matilda de poursuivre son chemin.
« Attends, attends, pas si vite! » « Vraiment, j'aimerai bien aller voir dans quelle classe je suis. On peut se retrouver après, si tu veux. Je ne connais personne encore. Laisse-moi juste le temps de me familiariser, d'accord? » « Pas besoin, Matilda. Tu es en première année, tu es forcément Zinc. La répartition est aléatoire je crois mais si tu veux aller voir, vas-y. Ensuite rejoins-moi devant le Complexe Sportif si tu veux, je t'aiderai à t'inscrire dans un club et je te présenterai à mes potes. » Reconnaissante, la petite Californienne s'en va se reconnaître sur les listes, pendant que la blonde la regarde s'éloigner, un sourire peu innocent sur les lèvres.
Plus tard, lorsque Matilda-tu-peux-m'appeler-Mattie-si-tu-veux la rejoint, la blonde est avec une bande d'amis qui accueillent rapidement la nouvelle, le rouge aux joues, les yeux baissés.
« Alors, Mattie, demande un garçon,
racontes-nous un peu ce que tu as fait jusqu'à maintenant. » Une pluralité de prunelles curieuses, presque inquisitrices, se tournent vers elle. Le coeur prêt à exploser, elle balbutie quelques syllabes indistinctes parmi lesquelles on croit entendre qu'elle n'a pas une vie intéressante. Le garçon, amusé par son trouble, se moque gentiment d'elle, sans laisser transparaître son agacement. Sarah avait pourtant laissé entendre que sa potentielle recrue possédait une certaine intelligence; tout ce qu'il voit, c'est une adolescente mortifiée.
« On ne va pas te manger, hein. Tu comprends, nous sommes une bonne bande d'amis et nous aimerions te connaître un peu plus! Je suis sûre que tu as beaucoup de choses à nous raconter. » « Si... si vous insistez, je peux trouver quelques éléments intéressants. »C'est une histoire résumée qu'elle leur raconte, et en effet, un peu dénuée d'intérêt. La jeune Flemming ne présente aucune caractéristique extraordinaire... San-Franciscaine depuis sa naissance, comme ses parents avant elle, fille unique, issue d'un milieu moyen. Une vie tranquille, paisible, près de la Baie. Pas un instant Matilda ne songe à leur raconter ce qu'elle
sait faire. Comment le pourrait-elle? C'est une faculté presque innée, mais jamais elle ne s'en est vantée, ça ne lui a attiré que trop de problèmes. Alors elle garde le silence et évoque seulement les paysages de la Californie, et la longue route jusqu'à Weins, ses études brillantes au collège et l'ambition de ses parents, leur désir d'ascension sociale pour leur fille, leur respect pour le Président Gordon qui a reconstruit le pays après la guerre. Son récit se termine, les autres approuvent.
« Bienvenue parmi nous, Matilda. »Août 2089 ❥ San Francisco (CA)La nuit est tombée depuis longtemps. De petites ombres furtives, toutefois, s'échappent des fenêtres à guillotine dans un quartier au sud de la ville. De petites ombres courent, courent jusqu'à l'orée du bois, le son étouffé des semelles sur le goudron, un délicieux sentiment de peur qui étreint le ventre. Elles ne s'autorisent à respirer que lorsqu'elles se savent hors de vue, et en profitent alors pour s'approcher un peu plus du bois, jusqu'à y entrer. Elles pourraient craindre les démons dissimulés derrière les troncs noueux, mais si démons il y a, cela fait longtemps que les petites ombres les ont apprivoisés. Ces bois, ce sont leur refuge. L'air marin fait frissonner les retardataires dont l'allure fait craquer les feuilles mortes, tandis que celles déjà arrivées sont regroupées autour d'un feu de camp, assises en cercle dans ce qui est en réalité une grande clairière. Les flammes éclairent les ombres qui ne sont rien d'autre que des enfants. Lorsqu'ils sont tous arrivés, les chuchotements s'amplifient: ils racontent à voix basse des histoires. Des histoires qui font peur, d'autres qui font rire et d'autres plus sérieuses, sur la politique - ce qu'ils ne comprennent pas encore très bien. Depuis quelques temps le sujet revient sans cesse.
C'est qui, Gordon? Tes parents, ils l'aiment bien? Et toi, t'en penses quoi? Ça veut dire quoi en vrai, "dictature"? Pourquoi on n'a pas le droit d'en parler? Quoi, tes parents ils sont résistants? Les miens disent que c'est un grand président. Matilda, elle, garde souvent le silence. Ses parents n'en parlent pas trop, alors cela lui donne l'impression que Gordon leur convient. Ils l'encouragent à en parler en bien, lui expliquent son action mais ça ne l'intéresse pas vraiment. Ce qu'elle préfère? Inventer des histoires et surtout écouter celles des autres... ou leurs petits secrets. Les confidences viennent vite dans les bouches enfantines, plus ou moins significatives, mais Mattie les trouve toutes très intéressantes. Certains ont déjà fumé, d'autres volé, d'autres ont beaucoup menti. Elle, elle n'a rien n'a cacher, et c'est quand le jeu de vérité, au bout d'une heure passée hors des lits, se met en place, qu'elle jubile intérieurement. Trois propositions dont une vraie, devinez! Mattie est la plus forte. Un tel regarde ses pieds quand il ment, l'autre bafouille systématiquement. Elle repère, enregistre, annonce le « tu mens » d'une voix excitée et étonnamment sûre. On ne cesse de lui répéter qu'elle a de la chance de discerner le mensonge - elle hausse les épaules, peu convaincue. A douze ans, quelle est l'utilité d'un tel don?
Octobre 2099 ❥ Académie Weins (NY)La propagande a fait ses preuves, lentement s'est insinuée dans l'esprit réceptif de Matilda et y a semé les germes du poison. Un mois depuis la rentrée, et jamais elle ne s'est sentie aussi comblée. Désormais, elle vit ici, à New-York, dans la partie de l'internat qui abrite les plus grandes chambres. Elle côtoie les meilleurs élèves et surtout, les plus prometteurs. Ses images de Californie ne sont plus qu'un vague brouillard dans sa tête et rien ne compte plus que l'avenir, qui se présente à elle comme un chemin pavé d'or et de diamants. Ses parents se gaussent de fierté à San Francisco, racontent à quel point leur fille a
réussi. Tant pis pour les critiques. Les Flemming ont choisi Gordon, il s'avère que le choix était bon. Bien sûr, elle aurait pu mal tourner, si elle avait eu le malheur de côtoyer les individus Plombs, infréquentables - une bonne étoile l'a guidée vers d'autres, Zinc ou Platines, tous plus ou moins admiratifs de Gordon, politiquement accordés avec Matilda. A-t-elle jamais eu conscience de la transformation? Pas le moins du monde. Aucune résistance, parfait exemple du programme évolutif qui métamorphose de jeunes gens anonymes en soldats fanatisés. Ses parents l'encouragent encore et toujours, persuadés qu'elle finira ministre ou quelque chose dans le genre.
En cinq ans, sa timidité a disparu, et elle exhibe ses excellents résultats avec l'assurance tranquille de celle qui vainc, créant son propre chemin vers sa réussite, ne pouvant réaliser qu'elle abandonne sa liberté de penser au "profit" d'un schéma de pensée dicté par ses professeurs. À son entrée à Weins, Matt concevait mal encore comment faire passer les intérêts d'une entité abstraite avant les siens. Pas que ça l'intéressât, en plus. Certes, ses parents pensaient que Gordon était un bon politicien, mais il ne militaient pas pour sa cause. Certes, elle a été influencée, mais ne serait pas allée jusqu'à vouloir briser ses ennemis. Aujourd'hui, toutes ses certitudes ont été balayées d'un revers de mains. Il faut faire table rase et regarder loin devant soi, Matilda.
Sarah et ses amis sont partis depuis deux ans, déjà. Platines félicités, ils partent désormais répandre les paroles de Gordon, mielleuses et empoisonnées, à travers le pays, par divers moyens. C'est dommage; ils ne l'auront pas vu en Septembre, nouvellement Platine à son tour. Cependant leur entraînement aura porté ses fruits; rarement aura-t-on vu quelqu'un changer d'attitude aussi rapidement. Même si elle n'est qu'encore une jeune novice chez les Platines, il ne lui en faut pas plus pour se monter la tête. Tout son être frémit de plaisir; elle est dans l'Elite. Enfin. Parmi les meilleurs, les plus méritants. Seuls les plus dignes de Gordon, lui-même étant la personne que Matilda respecte le plus. Elle est admirée, respectée, félicitée. Un vrai petit diamant poli comme il faut par des années de propagande mielleuse et sournoise. Brave soldat de
platine qui, zélée, traque les traîtres. Démasquer les mensonges, s'immiscer dans la tête des gens est une activité dans laquelle elle s'épanouit, disons, plus que de raison. Redoutablement efficace pour démasquer les hypocrites et les infidèles. Qu'ils brûlent tous, s'ils sont incapable de discerner où est la Voie.
Lorsqu'elle se lève ce matin-là, la journée a d'ores et déjà un goût de victoire.
CARACTÈRE
« La faiblesse humaine est d'avoir
Des curiosités d'apprendre
Ce qu'on ne voudrait pas savoir. »
— Molière Il y a quelque chose en elle qui fait frémir.
Une impression de perfection trop évidente pour être inoffensive. Un regard brun, optimiste, souriant, assassin. Un sourire chaleureux, bienvenu, dangereux. Et un esprit léger, festif, complètement conditionné.
Matilda est Platine jusqu'au bout des ongles, transformée par la machine de guerre qu'est l'Académie Weins. Les paroles du Gouvernement, elle les boit, les aspire, les intègre, les répète mot pour mot, avec le plus grand naturel. Bien sûr, elle ne cesse de professer combien elle avait honte d'elle avant cette année, mais en l'écoutant parler, vous ne pourrez ignorer le bonheur qui perce dans sa voix lorsqu'elle annonce avec calme et assurance que le Gouvernement l'a rendue lucide.
« Vous comprenez? Avant, c'est comme si j'étais aveugle, plongée dans une obscurité noire. Je ne me suis jamais rendue compte à quel point c'était terrifiant. Toujours la nuit, aucune lumière pour éveiller mes sensations. Puis j'ai compris. J'ai compris, et enfin, année après année, je suis parvenue non seulement à imiter mes modèles, mais à en devenir un à mon tour. Vous voyez? Je suis Matilda Felicia Flemming. Je suis Platine. Je suis l'Elite. Mes parents doivent être tellement fiers de moi. J'ai beaucoup grandi, muri, intellectuellement. Aujourd'hui je n'ai plus honte de moi. Je suis fière et reconnaissante à monsieur le Président Gordon d'avoir fait de moi ce que je suis. »Matilda fut un jour une jeune fille comme les autres. Un peu vaniteuse, optimiste, amoureuse, superficielle.
Matilda fut un jour cette adorable sucrerie dont on n'a jamais assez. Collectionnant les amis avec une grâce discrète, une gaucherie attendrissante. Timide, discrète et un peu effacée, s'appliquant avec soin, peu intéressée par la politique et surtout, bien élevée. N'approche pas les Plombs, Mattie. Tu les as vus? Une bande de toxicomanes tellement embrumés dans leurs idées anarchistes qu'ils en oublient de faire honneur à leur pays.
Elle avait levé les yeux sur James Miller, ne sachant même pas pourquoi c'était à elle qu'il adressait la parole. Tu es brillante, Mattie. Un tel potentiel ne devrait pas être gâché... Tu me fais penser à une petite chenille; crois-moi, tu es appelée à briser ta chrysalide. Ne perds pas ton temps avec eux. Tu me décevrais... beaucoup.
Peu de temps après, elle avait coupé les ponts avec toutes ses relations Plombs et Zinc aux mauvaises influences. Si James Miller l'avait remarquée, elle ne voulait certainement pas le peiner. Tout comme Sarah et ses amis, qui lui parlaient sans cesse de Gordon et de sa grandeur splendide. Elle les a cru.
Si facile de lui faire croire que tout irait mieux.Aujourd'hui elle ne baisse plus la tête. Ambitieuse et rusée, trop pour son propre bien d'ailleurs, elle a cette capacité à mettre son nez dans les affaires des autres qui parfois ne lui rend pas toujours service. Qu'importe? Elle a décidé de s'en servir pour être utile à son pays et à son idole. Quoi de plus savoureux que de participer à la chute d'un ennemi de l'Etat?
Ses ennemis à elle ont raison de se méfier. En bonne voie pour devenir un parfait petit robot, Mattie a bien changé depuis l'année dernière seulement, et est carrément méconnaissable depuis son entrée à l'Académie. Jeté, les habits informes; oubliés, les doutes sur le bien-fondé de l'Académie. C'est une nouvelle personne. Fouineuse et mesquine, elle ne reculera devant rien pour briller parmi les siens, pour rendre Gordon fier. Quitte à se mêler de ce qui ne la regarde pas, même si cela est dangereux... Elle l'est à sa manière. Un peu comme un attrape-mouche; elle garde cette apparence sucrée et terriblement tentante mais ne laisse pas partir ceux qui s'y engluent, les petites mouches néfastes au bien-être de l'Amérique.
« Ne me jugez pas mal. Je suis une bonne citoyenne. Je veux la paix, et nous ne serons pas tranquille tant que la vermine grouillera dans nos rues. Vous voulez mourir sous la fureur d'un Plomb camé? Sous les bombes des terroristes, ou à cause de la couardises de ceux qui n'osent pas ouvrir les yeux? Par pitié. Je vous rend service, d'accord? Je ne suis pas méchante, j'essaie de faire le Bien. Oui, voilà, le Bien Commun est ce qui m'importe. Nous autres, les Platines, le Gouvernement, essayons de rendre la vie meilleure, de chasser les immondes saletés qui ruinent notre avenir à tous. Pardon? Si je suis violente? Vous plaisantez j'espère? Jamais je ne frapperai quelqu'un. Non, si je dois me venger, j'ouvrirai le placard à cadavres de ladite personne, je suis assez douée pour ça.
L'avantage, vous savez, quand on n'a rien à cacher... c'est que c'est bien plus facile de découvrir les petits secrets des autres. »