Suddenly something has happened to me
As I was having my cup of tea
Suddenly I was feeling depressed
I was utterly and totally stressed
" Votre frère présente tous les signes d'une personnalité schizotypique. "
Un sourire prit forme sur les lèvres de Leah à l'entente de cette phrase.
Discret tout d'abord, il se mua rapidement en une expression hilare, nerveuse, bientôt suivie d'une secousse de rire, brève compulsion diaphragmatique. Il était pourtant rare de voir cette jeune femme rire et ni le moment ni l'endroit n'était bien choisi. Dans ce bureau boisé, entre les ouvrages trop sérieux des grands analystes de l'Histoire, face à ce vieil homme et ses lunettes strictes, adoucies par une barbe blanche et fournie, qui se voulait sans doute rassurante, assis sous un tableau abstrait, plus hypnotique que réellement réconfortant, les mains croisées devant lui comme tous les docteurs. Leah se reprit d'un geste de la main, une toux inconfortable, et laissa ses yeux se faire absorber entre la toile et la fenêtre, une grimace douloureuse déformant son visage diaphane.
" Excusez-moi. C'est juste que je pensais avoir entendu tous les termes réservés aux initiés ces dernières années et je suis toujours surprise d'en découvrir d'autres. Et à chaque fois, vous voyez, je ne peux pas m'empêcher de penser à l'un des signes qu'on m'a décrits chez les personnes délirantes. Le néologisme. Il me semble même qu'il existe un parologisme... Et je trouve très ironique, que les médecins qui diagnostiquent une tendance à inventer des mots inexistants comme un symptome de délire soient précisément ceux dont la spécialité regorge le plus de termes qui n'existaient pas avant eux.- Ce que j'essaye de vous dire, mademoiselle...
- Je sais ce que vous essayez de me dire, docteur. " Un nouveau sourire perça ses lèvres, plus habituel, peint de ce mystère étrange et sage que certaines personnes portaient sans arrêt comme une seconde peau.
" Le psychiatre qui a diagnostiqué la schizophrénie de mon père me l'a déjà dit. Celui qui a signé le certificat avec lequel je l'ai obligé à se faire hospitaliser aussi, et encore après celui qui a confirmé la demande d'hospitalisation. On nous a parlé des risque chez les apparentés. " Do you know you made me cry
Do you know you made me die
" Non, je ne vais pas bien... Ils ont envoyé un satellite dans l'espace. "
Ce fut avec cette phrase que tout commença pour Leah et son frère. Réponse lapidaire et incompréhensible d'un homme à sa fille inquiète. Son père était debout devant le miroir de la salle de bain, il fixait le vide sur le reflet blafard de son visage cerné, de plus en plus creusé depuis quelques jours. Aujourd'hui encore elle se souvient comment il avait baissé les yeux sur sa main, comme si elle ne lui appartenait pas. Impossible, s'était dit la jeune fille. Juste une impression, une conclusion hâtive. Alors, ignorante en ce temps là, elle avait demandé, en s'efforçant de masquer de son visage l'angoisse furieuse qui lui prenait les tripes, comme un instinct, un mauvais présentiment.
" Qu'est ce qu'il a ton bras ? - Ce n'est pas mon bras. "
Impossible mais vrai.
Leur médecin de famille fut le premier à évoquer le diagnostic, sur ce ton partagé entre incrédulité, fatalité et espoir que Leah s'entendrait employer elle-même presque tous les jours de tous les mois suivants. Après des dizaines d'examens négatifs à la recherche d'autre chose, de tout ce qui n'était pas ça, un psychiatre confirma enfin le talent de détective de son confrère. Le couperet acheva de tomber et avec lui se précisa la sentence du reste de leur vie, deux mots aussi abstraits que lapidaires : schizophrénie paranoïde.
Leah avait alors seize ans et son frère dix. Leur mère les avait abandonnés tous les trois huit ans plus tôt, un matin comme les autres. On dit que les enfants pardonnent à leur père d'être parti mais jamais à leur mère, et Leah confirma cette règle somme toute très rudimentaire. De sa rancoeur naquit d'ailleurs les principes qui conditionneraient toutes les années suivant le diagnostic, ce devoir de ne jamais oublier son devoir, de faire passer les siens avant tout le reste et ce même si le reste doit comporter notre propre bonheur.
Elle prit les choses en main rapidement, poussée par l'automatisme rigide qui guiderait n'importe quel Homme en situation de crise. Elle prit sur elle de faire suivre le traitement à son père, d'envoyer les papiers pour les demandes d'allocation, d'accepter de son grand-père qu'il leur reversât sa pension d'ancien combattant et vînt s'installer chez eux pour l'aider aux tâches ménagères que son père n'assumait que très difficilement. Quand le grand-père mourut un an plus tard, elle put compter sur la famille qui les avait désertés petit à petit après le début de la maladie pour organiser des funérailles décentes. Elle parvint même à plaider sa cause auprès des administrations pour continuer à recevoir la pension d'un homme mort, en mémoire de ce qu'il avait fait pour sa ville, sans laquelle elle ne pourrait pas joindre les deux bouts sans compromettre ses études et son avenir.
Leah devint adulte en l'espace de quelques mois.
Posologie de narcotiques qui parvenaient tout juste à équilibrer son père sans pour autant lui rendre l'homme qu'elle avait connu avant, papiers de demandes et factures furent à apprendre au même titre que ses cours.
Son monde se réduisit à des termes compliqués pour expliquer l'inexplicable. Le sourire absent que son père affichait même quand on lui annonça la mort de l'homme qui l'avait mis au monde et cette façon qu'il avait de regarder ses propres enfants sans les voir devinrent une dissociation affective. Les pages entières compulsivement rédigées et les discours prononcés à toute vitesse entre deux poses interminables, impossibles à comprendre, devinrent un délire paranoïde non fluctuant avec des épisodes de bradyphémie. Ces moments affreux qu'il passait à s'observer dans le miroir sans comprendre, avec dans les yeux cette angoisse insondable et sur le visage cette inexpressivité totale furent appelées dysmorphophobies. On expliqua d'ailleurs qu'il fallait bien prendre garde à ces crises car une angoisse aussi rentrée était un facteur de risque de raptus suicidaire.
Et si révoltant soit-il, ce nouveau vocabulaire à apprendre et à comprendre si elle voulait avoir une chance de l'aider un peu fut un moyen de supporter le drame. Mettre des mots froids et destitués de toute empathie sur des choses qu'un enfant ne saurait accepter de son propre père. Quand il allait mal parce qu'une voiture rouge était passée sous la fenêtre, ou qu'il était convaincu que le maire de la ville lui parlait directement depuis sa télévision, ou parlait sans ponctuation de complots puis de météo puis de règne animal puis des significations cachées des livres, l'explication froide et scientifique était la seule chose susceptible de d'empêcher Leah de le haïr. Tous ces mots trop compliquées étaient des symptomes, ils lui rappelaient que son père était malade.
Et ainsi elle pouvait l'expliquer à son frère, beaucoup plus jeune qu'elle, encore moins à même de comprendre.
Le pire jour de la vie de Leah fut quand le psychiatre, à l'entendre parler de moments de lucidité, eut l'honnêteté de lui dire que ce n'étaient là que des espaces entre les crises, qui tendraient à disparaître totalement. Que sans traitement son père évoluerait fatalement vers un repli autistique et que le traitement ne suffisait pas toujours. Que pour ça, il ne restait plus qu'à espérer.
Mais cela faisait sept mois. Et espérer n'était déjà plus dans les aptitudes de la jeune femme. Elle se l'était arrachée elle-même pour laisser de la place au pragmatisme.
And the thing that gets to me
Is you'll never really see
" Donc vous comprendrez que je sois pétrifiée. Que je n'aie pas du tout envie d'entendre ce que vous essayez de me dire. "Le coeur dans la gorge, Leah s'arracha à la contemplation du tableau stupide et baissa les yeux sur ses mains entortillées, pour y cacher les larmes qui commençaient à lui embuer la vue. Ca non plus, ça n'était pas habituel. Personne ne pouvait se vanter de l'avoir vue pleurer depuis au moins trois ans. Ce n'était pas ce qu'on pouvait appeler une fille démonstrative.
Tremblante, elle ravala une salive coincée par la boule qui avait remplacé sa trachée, inspira l'air boisé et le bloqua dans ses bronches pour reprendre contenance, incapable toutefois de relever les yeux vers ceux du psychiatre, de peur d'y voir la même fatalité qu'elle avait lue dans tous les autres à propos de son père.
" Est-ce qu'il va...- C'est une évolution possible. " Une bonne surprise, que de constater que la partie d'elle qu'elle croyait déjà morte fut encore capable de mourir une nouvelle fois à l'entente de cette phrase. " Mais il n'est pas encore malade au sens propre du terme. Et les thérapies comportementales, notamment, marchent très bien pour ce type de trouble. "
And the thing that freaks me out
Is I'll always be in doubt
" La situation n'est pas si dramatique. Vous entrez à l'académie à la fin de l'été et nous avons tout le temps de trouver des établissements scolaires dotés de bons internats pour votre frère d'ici là. New-York n'oublie pas votre famille, mademoiselle Grimm, ni ce qu'elle a fait pour notre nation. "
Leah avait dix-sept ans, presque dix-huit, quand la pathologie prit un nouveau virage sans retour possible. Plus les délires s'étaient aggravés moins il était devenu possible de les contrôler avec le traitement. Son père ne la reconnaissait plus comme sa fille que parce qu'elle s'employait à le lui répéter trois fois par jour, il était habitué à sa présence dans l'environnement cahotique de ses centaines de cahier noircis mais leur lien n'existait plus que par la force de cette habitude. Ainsi régulièrement l'accusait il de vouloir l'empoisonner quand elle lui donnait ses pilules. Sa dysmorphophobie s'était aggravée et quand il reconnaissait son corps, il était persuadé qu'un parasite s'était logé dans son ventre pour y grignoter ses entrailles. Très ironiquement ce délire s'avéra vrai quand il en attrapa un en mangeant de la viande crue un midi où ses enfants étaient à l'école et qu'elle n'avait pas eu le temps de lui préparer son déjeuner.
Elle fut obligée de le faire hospitaliser sous contrainte. Logea trois semaines chez une tante qui se fichait éperdument d'elle et de son frère le temps de devenir majeure et d'obtenir sa garde. Rangea tous les cahiers dans des cartons et s'assura que son père était autorisé à en avoir pour lui en apporter quand elle venait le voir avec son frère à l'hôpital, trois fois par semaine. Des visites qui s'espacèrent finalement, parce que Leah n'était pas parfaite, qu'elle devait penser à protéger son petit frère et que supprimés de son environnement proche, les enfants n'étaient plus reconnus par leur père, la première chose depuis toutes les autres qu'elle ne parvenait pas du tout à supporter.
Leah retrouva également dans la chambre de son père, devenue le refuge de ses délires, un nombre incalculable de disques, qu'elle l'avait entendu écouter toute sa vie, dans le salon avec elle quand il était encore sain et tout seul dans sa chambre à zapper frénétiquement entre chaque morceau, souvent en plein milieu, une fois la pathologie déclarée. La jeune femme s'abreuva ainsi des derniers restes, entrecoupés, déformés, de la conscience de son père. Elle apprit le répertoire par coeur et entama même de le chanter, et ce fut la première chose qu'elle faisait qui venait d'elle-même et pour laquelle elle éprouvait un vrai plaisir.
C'est ainsi qu'elle se retrouva face à cet assistant social, qui avait un bureau très cher pour un assistant social, mais elle n'en comprit la raison qu'à la fin de cet entretien, avec toutes les nouvelles choses qu'elle dû comprendre rapidement pour rebondir.
" Vous avez déjà accès à toutes les allocations qui peuvent être ouvertes à des personnes dans votre situation, sans oublier la pension pour les actes de votre grand-père, que nous vous avons laissé. Et à compter de l'année prochaine, il ne tiendra qu'à vous de maintenir, voire d'augmenter sensiblement ces allocations.
- Qu'est ce que ma rentrée scolaire a à voir avec les aides gouvernementales ? - Appelons ça un contrat de confiance mutuelle. Vous allez donner une très bonne image à cette académie, mademoiselle Grimm. Il n'y a aucune raison de ne pas s'en réjouir, tous autant que nous sommes. "
Cette étape fut une nouvelle marche dans le passage déjà bien entamé de Leah à l'âge adulte. Elle comprit ainsi, par la force des choses, les tenants et les aboutissants de sa situation. Il était vrai qu'elle était une élève brillante déjà au lycée, et la digne héritière d'un héros de la nation. Son grand-père avait passé toute l'après guerre à sillonner le pays à la recherche des populations isolées que la coupure informatique avait mises dans une forte situation de précarité. Sous la bannière de New-York, il avait un pacificateur, un homme exceptionnel aussi bien pour ses concitoyens que pour sa famille. Même le père de Leah, avant de déclarer sa maladie, avait été un ingénieur architecte absolument brillant, il avait travaillé derrière de nombreux projets pour rebâtir la ville, poussé par la foi patriote que portait son propre père dans toute son aura.
Leah et son frère étaient les héritiers de cette fierté nationale autant que de leurs drames. Et la reconnaissance intéressée qu'on lui démontra ce jour là, ainsi que tous les sous-textes dissimulés derrière les phrases, furent assimilés au même titre que la schizophrénie : sans heurt, sans révolte, juste la volonté farouche de traverser l'orage avec les éléments à dispositions.
Leah continua donc d'être une élève brillante. Elle ajouta le tennis aux choses qu'elle apprenait sans don particulier mais avec un tel acharnement qu'il en sortait un résultat supérieur à la moyenne. Elle oublia la notion de loisirs déjà bien érodée par ses responsabilités de l'année passée et se concentra à son devoir familial comme on lui avait enseigné le sens du patriotisme. La nature l'avait dotée d'une beauté indiscutable, dont elle laissa les administratifs se servir au même titre que d'autre pour porter le visage de l'académie. Elle apprit en un temps record à être parfaite en société, à savoir moduler avec les toiles d'araignée pour n'afficher sans arrêt que cette perfection presque irritante. Parce que son père en dépendait. Et en troisième année, quand son père fuirait l'hôpital psychiatrique pour achever son repli autistique et devenir un sans domicile fixe introuvable même pour ses propres enfants, son frère continuerait d'en dépendre. Parce qu'elle ne voyait pas tant les sous-textes pernicieux dissimulés entre chacune de ses interactions comme du chantage mais bel et bien comme un contrat : le gouvernement les avait aidés et s'il pouvait continuer de les aider tant qu'elle agissait pour lui, alors elle continuerait jusqu'à sa mort.
So take my hands and come with me
We will change reality
" Vous pouvez décider de l'envoyer dans un institut spécialisé, lui offrir un environnement plus stable.
- Non, je veux qu'il ait toutes les chances de son côté. Bien sûr l'académie peut décider de le renvoyer mais tant qu'on n'en est pas là, je refuse qu'il soit stigmatisé."So take my hands and we will pray
They won't take you away
" Je l'aime pas trop, le Docteur Stanton. Je crois qu'il lit dans les pensées.
- Cette fois je suis forcée de te donner raison. "Un rire calme étira les lèvres de Leah, plus qu'il ne secoua vraiment son corps. Entre les tintements permanents et la rumeur des conversations autour d'eux, elle les enferma elle et son frère dans leur bulle d'un sourire paisible et retourna à son déjeuner, l'un des deux qu'elle prenait chaque semaine avec lui. Une scène d'une régularité calculée, à la fois pour s'assurer qu'il allait bien, continuer de passer du temps avec lui et asseoir leur lien devant tous. Elle connaissait trop la tendance des élèves en huis clos à se ruer sur le plus faible du troupeau comme des hyènes sur une carcasse. Et son frère serait la cible parfaite de ces comportements, s'il ne comptait sur le soutien de Leah et de quelques camarades haut placés, dûment prévenus à son arrivée.
C'était bien vrai, qu'il était excentrique son frère, et déjà mis à l'écart pour ça, quoique encore pas en situation de danger. Il avait une capacité affective de plus en plus restreinte même à son égard, cultivait des certitudes sur la télépathie de certaines personnes – dont un psychiatre, ce qui confortait Leah dans ses observations forgées par l'expérience que parfois les choses un peu délirantes trouvent une clairvoyance inattendue – une télépathie dont il était persuadé de détenir la clé un jour. Très solitaire, il s'enfermait dans des lectures improductives sur des théories fumeuses au lieu de réviser ses cours. Très asocial, une situation trop pressante déclenchait chez lui des angoisses terribles, et beaucoup plus bruyantes que celles dont elle avait été témoin chez son père.
Mais pour l'instant, il s'en sortait. Il maintenait une moyenne à peu près correcte, commençait presque à savoir servir au volley, et elle avait bon espoir qu'une fois son environnement apprivoisé, les sept années qu'il lui restait à Weins ne seraient plus aussi pénible que ce premier mois passé. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était de l'entourer des bonnes personnes et des bons éléments, pour qu'il suive naturellement le chemin le plus facile vers une paix spirituelle et nationale. Tant qu'on ne lui mettait pas de mauvaises idées en tête...
" Tu continues à chercher papa, de temps en temps ?
- Non. Enfin... pas activement. - Moi je le cherche. Je suis sur une piste, d'ailleurs.
- Je préférerais qu'on ne parle pas de ça ici. - Ou plutôt qu'on en parle pas du tout ?
- Nathan...
- T'en as rien à faire de toute façon.
Bien sûr il restait encore quelques petites choses à améliorer. Et un certain nombre de ces déjeuners qui se finissait en solitaire.
They will never make me cry, no
They will never make me die
" C'est moi son environnement stable. " Un murmure décidé, entre deux dents serrées. Portée par cet instinct extrême de protection forgé à force de ces six dernières années à être responsable de lui, Leah affichait une résolution parfaite. Apparemment satisfait de son choix, le psychiatre acquiesça, en ouvrant déjà son carnet pour s'arranger de la prochaine date.
" Bien. Alors je le verrai une fois par semaine, minimum.
- Sur ce point là il risque d'y avoir un léger problème. "Bien sûr une condition médicale justifierait une sortie par semaine, s'ils n'avaient pas déjà un psychiatre dans l'académie qui pourrait lui répondre être bien capable de s'en charger lui-même. Une option inenvisageable pour la jeune femme. Il était hors de question de placer son frère déjà fragile entre des conflits d'intérêt et elle doutait de la neutralité nécessaire au bon déroulement des choses d'un responsable d'éducation. On était soit sous-directeur soit psychiatre, pas les deux en même temps, et rien n'empêchait le Docteur Stanton de voir d'autres patients en dehors de l'école mais l'un de ses étudiants n'avait rien à faire dans une consultation médicale avec lui.
" Votre frère est majeur et tant que vous n'employez pas de mesures qui tendraient à prouver qu'il ne peut pas s'assumer seul, il n'est plus sous votre tutelle. C'est à lui de choisir son médecin.
- Si seulement c'était aussi simple, docteur. " Leah s'autorisa un dernier sourire pour la forme, plus amusé que les autres.
" Mais je m'en occupe. "Il n'y avait qu'à s'en remettre à leur conscience professionnelle.
Tout irait bien.
It is a lovely thing that we have
It is a lovely thing,
The animal
The animal instinct
Parfaite, en apparence. Du moins dans la définition catégorisée et somme toute très restreinte de la perfection gouvernementale. Leah est une jeune femme calme devant l'éternel, extrêmement studieuse, intelligente, rationnelle, impossible à distraire de ses objectifs, obstinée à donner le meilleur au point d'en frôler parfois l'obsession névrotique. Son visage toujours paisible, son air d'écouter les autres avec empathie et la clairvoyance de ses argumentaires en font un porte parole rêvé pour l'académie et bientôt le gouvernement, une base solide sur laquelle appuyer la preuve d'une réussite nationale. Son travail est acharné, son entraînement aussi. Quand elle ne révise pas elle s'entraîne, quand elle ne s'entraîne pas elle aide les plus jeunes à apprendre en salle d'études ou à s'entraîner dans son équipe. On peut toujours venir la voir pour des conseils et au moins son assiduité a de quoi forcer le respect.
Cette perfection, malgré l'impression qu'elle sait en donner à merveille d'une espèce de don qui lui serait tombé directement des mains de Gordon, est loin d'être naturelle. Si son faciès agréable et particulier, son élégance féminine peuvent avoir quelques bases involontaires, tout le reste est travaillé, à l'instar de tous les domaines de l'existence de Leah. Cet aspect façonné par les années donne cependant une solidité palpable à sa prestance, une impression de savoir exactement ce qu'elle fait à chaque chose dans laquelle elle s'engage. Leah devient une femme et dans cette maturité qu'elle incarne émane une séduction incontestable.
Ayez l'envie saugrenue de savoir ce qui se cache derrière cette affiche de campagne électorale et vous découvrirez une femme froide, de ces êtres qui n'ont ni le temps ni l'énergie de réellement prendre en compte votre existence dans la leur. L'écoute que Leah offre aux autres n'est pas factice, elle s'emploie vraiment à une ouverture patiente aux soucis que rencontrent ses camarades, mais cet échange ne marquera jamais aucune empreinte dans son intimité. Et si elle écoute, c'est par soucis de devoir global, pas par générosité naturelle. On a dû lui dire un jour que l'accompagnement des plus jeunes faisait partie des choses à faire alors elle le fait, c'est tout. Et n'est pas prudent celui qui voit là une bonne occasion de se faire une amie.
Leah n'est pas une amie. Elle est une connaissance. Une fréquentation, une jeune femme dont le visage est connu de tous pour sa réussite et sa part intégrante de l'élite. Elle est un être distant dont on n'a aucun intérêt à s'approcher plus que par simple courtoisie, ou pour la courtiser, par intérêt pur et simple des feux des projecteurs. En échange de cette froideur affective, elle a l'honnêteté de consentir à des démarches intéressées. On pourrait directement lui avouer se servir d'elle pour grimper des échelons qu'elle en serait à peine offensée.
Leah n'est pas un mystère, elle est un silence. Jamais on ne l'entendra parler de choses personnelles, elle fuit d'ailleurs ces conversations comme la peste, et la plupart des choses qu'elle fait dans l'intimité sont soigneusement cachées à la face du monde, dans le souhait admis de conserver ce qu'il lui reste de vie privée malgré les rumeurs et le huis clos.
Leah est sincèrement reconnaissante au gouvernement, pour de vraies raisons et bien au delà du conditionnement. Sans les aides de sa ville elle n'aurait jamais pu s'en sortir ni caresser l'espoir d'un avenir pour son frère. Elle a vécu trop jeune des enfers psychologiques et administratifs et quoiqu'on pense du gouvernement en place, quand bien même elle est une privilégiée, elle considère le plus honnêtement du monde avoir une dette à rembourser. Une nation vous voit naître, elle vous élève et vous éduque, elle investit de l'argent dans votre avenir et ce sont les arguments que Leah trouve à son excellence. D'ailleurs le gouvernement a continué de récompenser ses réussites en offrant les meilleures aides à son frère et elle ne peut lui en être qu'encore plus reconnaissante. La jeune femme vit ses études comme un contrat de confiance mutuelle, chose qui lui a été dite et en laquelle elle croit. Parce que ce contrat, c'est le pilier qui l'empêche de sombrer sous une vie trop compliquée.
Mais il ne faut pas trop se fier à cette apparence de douceur, et ce bloc de travail passif et ce sourire patient. Leah n'est plus une petite fille et avoir appris à nager dans le grand bassin lui a aussi appris des moyens supérieurs pour se débrouiller. Elle est maladivement protectrice avec son frère et maintenant qu'il est arrivé à l'académie, il est de notoriété publique qu'elle n'admettra pas de brimades abusives à son encontre. Et quand Leah est en colère, elle ne est là pour protéger ses arrières. Elle s'insinue, elle cherche, elle trouve et elle détruit de l'intérieur. Elle ne l'a jamais fait, sait pourtant qu'elle est capable de le faire.
Elle connaît les manigances du monde et n'hésite pas à intriguer à travers elles pour tirer ses épingles du jeu. Dévouée à sa famille et à sa nation, elle est pourtant très capable de se faire manipulatrice sans scrupule, spectre froid d'un courroux implacable ou serpent caressant pour obtenir ce qu'il veut. Monstre social, elle est d'une efficacité tranchante quand il s'agit d'avoir ce dont elle a besoin. Ne pas oublier qu'elle a passé ces six dernières années à parler à des psychiatres plus qu'à des jeunes de son âge, à se renseigner sur tout ce qui a été écrit de l'inconscient et du subconscient. Elle connaît la psychologie de base, elle connaît le rudiment des affaires sociales et elle se destine elle-même à la politique. Sa patience est aussi légendaire en vengeance que dans son travail.
Alors quand bien même elle n'est pas spontanément mauvaise, dans le doute, s'abstenir de la contrarier.
La demoiselle en a trop vu pour tolérer encore le moindre mal porté à son encontre.