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Le royaume des crocodiles [PV]
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MessageSujet: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Lun 9 Mar - 22:41

Que serais-je sans toi
Qui vins à ma rencontre...


L'appartement est vide.

Étonnée de prime abord, Jane s'en inquiète ensuite, conclut vite en se morigénant elle-même. Il doit être parti à sa recherche, à force de ne pas la voir rentrer, rien de plus. Elle hésite à retourner le chercher mais dans l'épuisement et la crainte de voir ces allées et venue se mouvoir en un ballet absurde, elle prend le parti de rester là où elle est, en attendant qu'il la rejoigne. Elle va attendre là, à l'exact endroit où elle se trouve, de pouvoir enfin le voir pour recommencer à respirer normalement. Des heures, s'il le faut.  Elle s'excusera d'avoir jeté cette pièce, parce que ce n'était ni très intelligent ni bien prudent, surtout si c'était pour la jeter dans un caniveau où courait un ruisseau à toute vitesse et dans tous les sens.
Et tout s'arrangera. Parce qu'il n'y a rien qu'ils ne sont pas capables d'affronter. Elle en est persuadée, plus que toute autre chose.

Trempée jusqu'à l'os, elle dépose la pièce au milieu des autres, comme pour cacher un crime déjà découvert, et s'affale sur une chaise. Elle n'ose plus aller dans la salle de bain se réchauffer sous la douche ou même prendre une serviette, de peur qu'ils ne se ratent encore. Alors, assise sur sa chaise dans une inertie parfaite, presque surréaliste, seulement altérée par le vibrations de ses muscles qui désespèrent de la réchauffer, Jane attend Cassidy. Elle essaye de distiller dans cette attente les trois, peut-être quatre petites gouttes d'angoisse qui semblent suinter de sa luette et descendre dans sa gorge, percer les membranes et atteindre le coeur. Et la malchance seule veut que Jenny perde cette bataille, défaite et contrainte à regarder l'angoisse prendre de l'ampleur. La peur non pas que Cassidy ne revienne pas, ni qu'il revienne et se dispute avec elle, mais revienne et ne se dispute pas. Celle de devoir affronter une nouvelle journée dans son attente, latente et insidieuse, de le voir franchir la porte pour aller se précipiter dans le gouffre. Jane ne supporte plus cette attente. Elle n'est plus capable de l'endurer.

Mais le silence est l'endroit le plus dangereux de ce monde.
Et dans ce silence, lentement et pourtant si promptes, les simples angoisses de Jane se muent en certitude. La certitude d'une fatalité qui n'existe que par elle, car enfin on est trop souvent son propre ennemi, même et surtout quand les meilleures intentions nous animent. Cette auto persuasion que, un jour ou l'autre, Johnny-Jane provoquera la perte de Cassidy. Si ce n'est en le tuant, ce sera en se contentant de le perdre, de le fuir ou au contraire, le serrer si fort entre ses doigts malhabiles qu'il en glissera comme un savon humide. Jenny sait que la question ne cessera d'être posée et qu'à l'immanquable, désagréable réponse, elle n'aura de cesse de se renfermer, jusqu'à se craqueler, fuir ou le perdre. Et Jenny suppose qu'après tout, elle n'est pas assez grande, assez aimable ou assez aimante, pour aller à l'encontre des désirs animant le garçon qu'elle aime. Ces flammes dévastatrices, ces tentations perpétuelles, ce monde auquel il appartient peut-être.

Elle, elle est un imposteur dans un monde trop réel, un pantin sur échasses au milieu des géants. Elle s'est toujours figurée que Cassidy en était un aussi, d'imposteur, qu'à ne jamais rentrer dans aucun moule ils creuseraient le leur dans la terre glaise et pourraient un jour s'y envelopper comme dans un cocon, y vivre le reste de leur vie, même une vie très brève.
Adorable petite histoire.

John avait raison. Son père avait raison. Le type de l'hôtel avait raison.
Elle a besoin d'eux. Elle est incapable de vivre seule. Elle n'est rien sans eux, une faiblesse dans une parure de virulence, du vent dans de la coquille. Et la plus grande qualité de Cassidy est encore de ne pas s'en être rendu compte. Mais il y viendra. Ils y viennent tous.

Jane se bat contre des forces à côté desquelles elle n'est qu'un insecte dans l'orage.

Il la détestera de l'empêcher de vivre. Ou pire, il s'apercevra de vivre mieux qu'elle. Aujourd'hui, Cassidy veut protéger Jane. Demain, il voudra la rendre heureuse. Et le lendemain, il lui fera payer la dette de son bonheur, ce bonheur qui n'existerait pas sans lui. Il n'aura de cesse de lui dire, qu'elle n'est plus rien sans lui et vivait tellement moins bien avant lui.

Elle ne peut plus entendre ça. Pas même prendre le risque. Si elle entend cette phrase encore une seule fois, elle...
Il ne faut pas une minute de plus à Jane pour faire son sac et partir.


Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant.



" Bon sang y a plus de chiens que d'êtres humains dans ce foutu quartier. "

Occupés l'un et l'autre à mâcher leur morceau de sandwich, Jane et le chien noir relèvent un oeil stoïque vers la silhouette massive du patron de l'épicerie, surpris d'être ainsi dérangés. Les pluies ont laissé place à de simples nuages et pour ce dîner en plein air, il n'y a pas plus d'étoiles qu'ils n'auraient pu espérer une vaste prairie. Tout n'est que grisaille et béton armé. Même la nuit est grise, un gris noir où le ciel est le plus haut, bleu où il est bas, jaune sous les lampadaires - ou du moins ceux qui marchent encore.
Jane a fini de laver le magasin depuis un quart d'heure, environ. Les deux dernières heures de la journée, c'est son patron qui passe derrière la caisse, pour éviter qu'une gosse qui pèse cinquante kilos se retrouve à protéger les recettes contre un braquage, selon ses propres termes. Il faut dire que son patron fait deux fois sa taille, trois fois son poids, et a plus de cicatrices sur le corps qu'elle n'a de cheveux sur la tête. Ca arrête pas les balles mais ça fait réfléchir à deux fois avant d'entrer.

Elle a retrouvé ce chien il y a quelques jours, quand les pluies ont cessé. Il était entrain de fouiller les poubelles. Le même chien que celui de son enfance, avec les mêmes côtes apparentes, les mêmes puces, les mêmes endroits sans poil, pas aveugle mais infecté à l'oreille. Il coule de l'orifice un liquide jaunâtre en permanence, qu'elle s'acharne à nettoyer avec ce qu'elle trouve dans le rayon pharmaceutique et qui revient sitôt qu'elle a le dos tourné.  
C'est l'animal le plus passif qu'elle ait jamais rencontré.

" Au moins on est sûr que celui-ci vient pas de là bas. " grogne la masse de muscles sur le perron derrière elle, entre deux bouffées de cigarette. Il y a quelque chose d'hilarant à regarder cette homme fumer. Ses mains sont si grosses que tout disparaît au milieu, si bien qu'il donne l'impression d'aspirer de la fumée directement dans ses doigts. " Celui qui lui a fait ça, en revanche... "

D'un geste du menton, il pointe la plaie sanglante qui orne la nuque de l'animal. Un miracle qu'il y ait survécu. C'est pas faute de lui avoir répété que, sinon se défendre, il devrait apprendre à fuir plus efficacement. Mais Jane avait oublié à quel point il est difficile de se faire comprendre des chiens.
Manquant d'énergie pour répondre, la jeune femme esquisse une grimace et pose sa main sur la tête du chien, bouchant l'autre oreille de sa paume pour lui épargner les insultes. Son patron essaye sans doute de lui arracher un mot. Elle n'a pas dit autre chose que bonjour, merci et au revoir, depuis plusieurs jours. Elle n'a plus la force. Toutes ses réserves sont employées à ne pas se souvenir comment elle en est arrivée là, parfois même à se persuader qu'elle n'a jamais été ailleurs. Dans une logique de survie implacable, son esprit a tout bonnement préféré oublier Cassidy. Mais le prix à payer pour ça, c'est sa force vitale.

" Tu l'as buté. C'est ton problème.
- Quoi ? "


Choquée, Jane lance un regard hébété vers son patron et son patron le lui rend bien. Décontenancé qu'elle ait enfin dit quelque chose, il la fixe un moment, semble chercher à lire un petit indice sur son visage qui l'aiderait à comprendre ce qui passe dans la tête de cette fille sans risquer la migraine et renonce, dans une dernière fumée arrachée à son pouce.

" J'ai dit tu devrais le buter. C'est moins cruel.
- Oh. "


Et dans un haussement d'épaules, Jane s'emploie à s'éteindre de nouveau.

Sur sa petite couchette dans l'arrière boutique, un corps malingre tourne et se retourne. A ses pieds, le chien dérangé dans son sommeil se repositionne pour y partir à nouveau immédiatement, dans un long soupir.

C'est une de ces nuits où la vérité ne peut pas être ignorée. L'existence de Cassidy non plus. Et la douleur repoussée ces derniers temps lui revient décuplée, rend son corps fébrile à défaut de la faire pleurer. Agitée, en nage, Jane se recroqueville dans ses draps, le corps entièrement centré autour de son ventre, où elle sent grouiller l'horreur. L'horreur de ce qu'elle a fait, le cauchemar d'une nuit pareille aux autres, sans personne pour la calmer. Elle sent le sang déferler dans sa gorge et affluer sur son visage, une telle quantité que ses habits en sont gorgés, au point de goutter sur le sol. Et les suites, le nuage multicolore, les souvenirs qui s'embrument, emmêlées dans les fantasmes. Les visages se superposent, Cassidy gît au sol un trou dans la gorge et John va prendre une balle au milieu d'un champs de ruine. Jane se griffe le ventre, pour en faire sortir quelque chose, en vain.

Non, tu ne l'as pas buté, celui-là. Tu n'as pas eu besoin, tu as laissé ce soin à d'autres.
Cassidy sera mort glorieusement, pour défendre l'Absence comme principe. L'absence de tout, la matière noire, il prendra une balle perdue dans une ruelle, d'un camp dont il ne saura même pas précisément le crime. Ou alors, du sien propre, un coup de feu tiré dans son dos au nom d'un jeu cruel. Juste comme ça. Juste parce qu'on peut le faire. Juste parce que c'est drôle.
Tu as eu la gentillesse de laisser à un autre le plaisir de le tuer pour rien. Trop de lâche pour te contenter de partir autrefois et pour rester aujourd'hui. Et le plus comique, le côté passablement délirant de l'histoire, c'est que tu es partie pour ne pas le perdre. Tu es partie parce que vivre dans un monde où il n'existe pas, ou plus, t'est absolument insupportable.
Dis-moi comment tu comptes l'empêcher de mourir, de là où tu es ?


Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre



C'est avec l'énergie de l'acharnement et non du désespoir que Jane se prépare à partir, cette fois encore. Fébrile, elle attrape un vieux sac à dos et y enfourne ses réserves. Un litre de jus d'orange, trois gâteaux entiers, une lampe, un couteau, des pansements. Elle s'empare du pied de biche laissé à l'abandon dans l'arrière boutique, vole le revolver caché dans un tiroir de la caisse et saisit carte du quartier qu'elle a dessinée elle-même. Court à sa voiture dont elle claque la portière à la truffe du chien qui tentait de la suivre. Le véhicule démarre en trombe sous l'obscurité des lampadaires brisés.

" Sombre idiote. "

L'appartement est vide. La consigne où elle allait chercher les armes, dont elle vient de casser le verrou à coup de pied de biche, est vide. Découragée, le coeur affolé, Jane va récupérer sa voiture laissée un peu plus loin et la gare dans l'ombre pour y attendre. Derrière son volant, emmitouflée sous la capuche d'un blouson épais et une brique de jus d'orange entre les mains, Jane guette la consigne, se brûle les yeux à refuser de les cligner. C'est le seul endroit où elle sait qu'il viendra, tôt ou tard.
S'il n'est pas mort.
S'il n'était pas qu'un rêve.
Et l'acide de la terreur vient désormais remplir à ras bord le vide qui lui sert de cage thoracique.

Si Cassidy est vivant, elle le retrouvera. Et s'il est mort, elle se fiche bien de qui la trouvera.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement


Louis Aragon

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Ven 13 Mar - 16:17

Et si nous partions éclairés devant
Avec une chance de rester vivants


Cassidy se mouvait toute la journée durant dans l'appartement vide, où les quelques meubles ne suffisaient pas à combler la pièce résonnante. Chacun de ses pas entendait son écho, chaque bruissement, chaque froissement de vêtement, lui semblait dédoublé, et ravivait sa douleur. Il avait l'impression que Jenny réussissait à combler cette place en trop, que lui seul ne parvenait pas à satisfaire. Jenny lui manquait. Plus que de ne pas lui donner l'impression d'être seul chez eux, bien sûr, elle savait comment lui faire comprendre qu'elle était là pour lui. Il avait pensé que leur relation, quoiqu'elle puisse être, l'aiderait à ne plus être seul. Il n'avaient pas ce que l'on pourrait appeler une relation parfaite, bien sûr. D'ailleurs, il ne voulait pas d'une relation parfaite. Il voulait d'une relation qui, comme celle qu'ils entretenaient, saurait revêtir tellement d'aspects. Pourtant, il savait que Jenny n'était certainement pas satisfaite de tous les volets de leur vie à deux, et il ne pouvait pas être sûr qu'une vie de couple était ce qui lui convenait. Après tout, elle ne pouvait pas avoir gardé beaux souvenirs de ses relations passées. Et puis, il fallait bien admettre qu'avec tant de désirs, et tant d'innocence à la fois, il n'aurait pas été très étonné qu'un jour elle puisse aller voir ailleurs. Peut-être même que Jenny faisait la dissociation parfaite entre les deux, comme l'huile et l'eau ne se mélangeront jamais. Il savait pertinemment qu'elle était frustrée, de ne pas le sentir, de ne pas le toucher plus souvent. Affectueusement, amoureusement, charnellement. Il le savait, mais il ne pouvait pas en faire davantage. C'était tout ce qu'il pouvait lui offrir, et il espérait que ç'aurait été suffisant.

Fiévreux, j'avance avec lenteur dans la pièce vide et humide, les yeux presque clos par l'épuisement, et la nuque trempée, les cheveux collés contre ma peau. Je ne sais pas où diable je me dirige, ni même ce que j'y trouverai, mais je dois avancer. Pourtant, la lourdeur de mon corps est encore accentuée, et bientôt je traîne des pieds, les membres ankylosés et douloureux. Je ne sais pas pourquoi je me suis fourré là-dedans, mais je dois continuer, je le dois.. Ensuite, je pourrai rentrer à la maison. L'image de l'appartement m'horrifie, et m'oppresse ; je n'ai plus de souffle, et mes paupières boursouflées m'empêchent d'avancer davantage. Je m'appuie lourdement contre le mur, et l'humidité poisseuse de ses énormes pierres se colle à mes doigts, comme un liquide noir et collant, dont je ne parviens plus à me défaire. Je me laisse tomber au sol, exténué comme après une véritable bataille, et je n'ai que la force d'ouvrir à nouveau les yeux. La pièce est beaucoup plus petite qu'avant, mais je ne m'en formalise pas, et je la balaie du regard, avec paresse. Jenny, ai-je envie de crier lorsque j'aperçois ta longue chevelure, et ton corps longiligne, fragile, dans l'encadrement de la porte. Jenny, Jenny, Jenny ; mes lèvres se décollent avec difficulté, et je ne parviens qu'à m'exprimer d'un râle douloureux. Tu ris. Tu sembles en pleine hystérie, soudain, et je réalise que tu ris depuis le début. Depuis toujours, et pas une minute en ma compagnie ne s'est déroulée sans que tu n'aies ri.

J'attrape avec vigueur le drap, en le remontant contre ma poitrine, et je me redresse violemment sur le matelas. Les secondes passent, et il me faut réaliser que je ne faisais qu'un mauvais rêve. Ce n'était pas la réalité. J'ai l'impression d'être essoufflé, et, ramenant mes genoux contre moi, j'y pose mon front. Quel rêve. J'ai le dos et les cheveux humides, et cela me procure une sensation extrêmement désagréable ; pourtant, je reste immobile, presque prêt à me rendormir, lorsque j'entends une porte claquer. En un mouvement, je me jette hors du lit, en m'arrachant à l'emprise du drap enroulé autour de mon corps, et rejoins le couloir au sol glacial, tandis que je t'appelle. Je me rue littéralement sur la porte, et la déverrouille sans même y réfléchir, et l'ouvre à la volée. Mes pieds déjà transis par le froid rejoignent le carrelage sale du couloir extérieur, et je me penche contre les escaliers, en espérant apercevoir ton ombre qui me fuis. "Jenny!"
Je n'ai pas l'occasion de dévaler les marches, que je suis frappé en plein visage. La porte était encore fermée à clé de l'intérieur. La porte était encore fermée. Ça n'était pas toi.
Lorsque je la referme sur moi, dans la chaleur de l'appartement, je me sens bête, et ridicule. Ça n'était pas toi, me redis-je à nouveau lorsque je ferme les volets, qui claquaient à cause du vent. C'était un volet.
Laisse moi te suivre
Laisse moi m'enfuir

Cette nuit, je me suis senti ridicule. Comme pour me nettoyer de toutes mes inquiétudes, je me suis douché pendant ce qu'il m'a semblé être des heures. J'ai frotté chaque centimètre de ma peau, jusqu'à l'irriter, jusqu'à ce que ce soit douloureux au toucher. Je ne veux plus jamais que l'on me touche. Je ne veux plus que l'on m'approche, je ne veux même plus vivre ici. Pendant que l'eau brûlante ruisselait sur mon corps, j'ai réfléchi, longuement. Au fond, je savais que je laissais la rage et la colère réagir à ma place. Je savais aussi pertinemment que c'était, peut-être, la pire des choses à faire. Jenny me manque, je le sais, mais je ne veux pas me l'exprimer. Nous nous sommes laissés aller, ensemble, et nous avons fléchi. Avant d'être avec elle, j'étais plus fort, parce que j'étais seul. La solitude, c'est un véritable étau de métal brûlant, dans lequel on se laisse doucement fabriquer. Avec le temps, on se durcit, parce qu'on ne veut plus jamais ressentir son étreinte se resserrer. J'étais plus fort, et je ne me laissais pas aller. Ces derniers jours, je ne mesure plus la morosité qui m'envahit, je n'ose pas même juger ce que je fais de mes journées, tant je ne parviens pas à les remplir. Je n'ai même plus envie d'aller chercher les armes à réparer dans mon casier, parce que je redoute d'y apercevoir ta silhouette. Ces longs cheveux, qui se balancent en rythme, tout le temps. Ce regard, et ces traits fins, pendant que tu m'observais travailler. La chaleur de ton corps, dans le lit froid, et les petits-déjeuners ensommeillés dans la cuisine sombre.
Jenny me manque, et je ne veux plus jamais la revoir.
**

Nous étions forts
Nous étions grands


Je fourre mes affaires dans mon sac, en me redressant. Peu à peu, je sens que je me reprends. Les activités font à nouveau surface. Je ne me laisse pas aller. Au stand de tir, j'ai rencontré un type, qui m'a dit qu'il pouvait avoir du boulot pour moi. C'est ici que j'ai commencé à me faire ma petite clientèle, et je dois dire que je suis assez satisfait du travail que j'effectue. Je dois le retrouver demain, pour que l'on puisse discuter calmement de ce que j'aurai à faire. Après tout, je ne suis pas venu ici seulement pour récurer les armes des autres.
Lorsque je sors du bâtiment, je suis caressé par l'air froid de la ville, et je me laisse aller à sourire, le regard porté vers le ciel. Ça me rappelle les journées tièdes et calmes que la Russie pouvait nous offrir. Il y a quelque chose dans le froid qui m'a toujours fait du bien. Peut-être parce que, lorsque le vent est glacial, il n'y a qu'une chose à faire pour se réchauffer. Et pendant, l'hiver, tout le monde se couvre d'élégance ; les bras ne sont pas nus, les cous sont étreints d'épaisses écharpes, et la peau se fait discrète, pudique. Et le vent glacial, qui nous fouette le visage, mordant comme une bête féroce, qui agite ses griffes pour que l'on s'en protège. Tandis que je contemple le ciel, d'une clarté aveuglante, les yeux plissés, je ne vois plus les secondes passer. Lentement, mon regard glisse vers le soleil, jusqu'à ce que mes yeux ne soient plus que deux fentes douloureuses. Je ne les ferme pas malgré la gêne, planté devant l'entrée du stand, et bientôt, ils s'abritent sous une fine pellicule humide. J'en pleurerai s'il le faut, à m'en cramer les mirettes, mais je n'admettrai pas que je voulais partager ça avec toi.
Est ce qu'on s'aimera encore longtemps
Quand on sera vieux ou bien mort


Parfois, je vais jeter un coup d’œil devant la supérette, je l'avoue. Juste pour savoir si elle va bien, si elle travaille, si elle sait se protéger. Je ne sais même pas où elle vit. Peut-être que la décence serait désireuse que je lui laisse l'appartement. Je n'y avais même pas pensé, je n'avais pas réfléchi à tous ces aspects pratiques, que nous fichions littéralement par terre, sans même y songer. Après quelques jours, ça m'avait frappé. Alors j'avais osé m'approcher du petit magasin, que son patron enfumait, et je l'avais vue. Elle semblait aller bien, alors je suis parti presque instantanément pour récupérer du travail dans mon casier, et j'étais remonté directement à l'appartement, où je n'étais pas parvenu à m'arrêter avant la nuit tombée. Ce n'est pas que je n'avais pas vu le temps passer. Je sentais l'éclairage naturel diminuer dans la pièce, jusqu'à ce que j'aie dû allumer la lampe. Je ressentais mon ventre se creuser, et hurler famine. Je souffrais de pas me vider la vessie, et mes yeux étaient soumis à une véritable sécheresse. Mais je n'avais pas voulu m'arrêter, je m'étais forcé à continuer, si bien que je faisais n'importe quoi.
Mais nous allions tous les deux globalement bien, alors c'était tout ce qui importait, me disais-je lorsque je me préparais un dîner. Je m'en voulais, et une voix culpabilisante martelait que c'était égoïste de ma part, de manger, d'avoir faim, de travailler, de continuer mon petit chemin de vie. Je n'en étais pas encore au deuil de notre relation, parce qu'il faut beaucoup de temps, et que je ne pouvais pas précipiter les choses. Mais lorsque j'étais en deuil, je culpabilisais énormément. Ça n'est pas normal, de vouloir se nourrir, d'avoir sommeil, ou de réveiller sans songer immédiatement à sa peine. J'avais le sentiment d'être un monstre d'égoïsme ; après tout, peut-être que je méritais toute cette solitude.
**

Ce rendez-vous auquel j'ai été convié ne devrait plus tarder, et je ne sais pas si je me sens tout à fait prêt. D'après ce que j'en avais compris durant les brèves discussions que l'on avait eu à ce sujet, ce serait mal payé. Comme si je m'étais attendu à autre chose. En fait, j'aurais presque accepté de faire du bénévolat, simplement pour m'arracher à l'appartement, et pour avoir quelque chose à faire. Jenny s'imaginait que j'allais en mourir. Elle pensait que ma vie ne se résume qu'à mon propre petit bonheur, qu'à mes activités, quand bien même seraient-elles meurtrières. J'ai toujours cette gêne au niveau de la gorge, comme un boulet de canon qui refuse de passer, à ce propos. En fait, je crois que j'en étais simplement affecté. Vexé, qu'elle puisse concevoir que je voulais attenter à notre vie. Quand bien même mes désirs n'étaient qu'une pluie acide de risques, prête à se déverser sur nous, ça n'était pas sans raison. Ça n'était pas pour rien, pour l'amour de l'adrénaline. Je ne pouvais pas rester dans cette ville, voir le quartier dans lequel nous vivions, et m'imaginer que nous coulerions ici des jours heureux, sans bouger le petit doigt. Le danger, c'est l'autre. Le voisin, le facteur, le patron, le boulanger. Pas seulement les petits caïds du coin, les barons du crime, ou les pires meurtriers que la ville ait connu. Et le danger se combat par le danger. C'est de la surenchère pure. Je ne me laisserais pas enterrer ici, dans l'oubli et la peur. Ce que Jenny ne comprenait pas, c'était tout simplement que la meilleure façon de souffrir, de ne pas survivre à cette vie, c'était de se laisser faire.
J'ai peur pour toi
J'ai peur de moi



« Il faut que tu t'améliores, au tir. C'est pas toujours très propre, tu peux pas te permettre de déborder, dit-il pendant que j'acquiesce, impliqué. Mais tu peux peut-être effectuer quelques petits boulots pour nous. Pas les plus propres, mais c'est pas super dangereux. Si tu restes sur tes gardes, ça devrait bien se passer. »

**

La cabine téléphonique de la rue parallèle au bureau, les égouts à côté de la boucherie, la gouttière de l'immeuble jaune près du cinéma, et le fleuriste. Dans la poche intérieure de ma veste, j'ai une petite arme de poing, qui ne devrait pas me servir.
Parfois, lorsque je m'approchais des caches, je sentais mon visage me brûler. Et s'ils étaient là, tapis dans l'ombre, à m'observer ? La cabine téléphonique n'était plus en état de fonctionner, tout à l'intérieur était dans un état déplorable, et quelques morceaux de verre jonchaient encore le sol, pas encore balayés par le vent. Plus je m'en approchais, plus je me sentais bouillir ; j'avais ouvert ma veste fébrilement, comme pour être prêt à bondir, l'arme à la main.
Finalement, ça s'était bien passé, et j'avais récupéré une enveloppe en papier kraft pliée en deux, refermée comme en un petit paquet épais. Pour l'instant, je m'occupais de me saisir de l'argent déposé ici et là, et de tout ramener les lundis et jeudis soirs aux « patrons ». Ça n'était pas vraiment ingrat, et peut-être pas vraiment dangereux, en définitive.
Après environ deux heures de fouille dans la nuit noire, tandis que l'on s'approchait dangereusement d'un tout nouveau jour, je m'étais décidé à rentrer, en passant tout d'abord en coup de vent à la consigne, pour avoir un peu de travail pour le lendemain.
Embrasse-moi à nouveau
Et sauve-moi encore


Lorsque je pénètre dans le vieux bâtiment qui abrite les consignes, l'odeur d'humidité me saute à la gorge, comme toujours. Lorsque j'appuie sur le vieil interrupteur, une lumière jaunâtre s'immisce dans la pièce, et mon regard horrifié se pose sur le casier. Explosé. Quelqu'un est venu, et a complètement brisé le cadenas. Je recule brusquement de plusieurs pas, jusqu'à ce que mon dos heurte avec violence le mur fissuré, et porte rapidement ma main à l'intérieur de ma veste, de laquelle j'extirpe mon arme, que je pointe dans le vide, tout en jetant des regards inquiets autour de moi. Mais la pièce est très exiguë, et j'aurais de toute manière remarqué la présence de quelqu'un dès mon entrée. Je souffle lentement, tandis que mon cœur bat la chamade dans ma poitrine. Peut-être que quelqu'un pensait que j'avais déposé l'argent là-dedans. Pas un de mes supérieurs, ils m'ont clairement dit que je devais tout apporter en personne... Quelqu'un cherche cet argent, de toute évidence. Je passe ma main libre sur ma veste, comme pour me rassurer de la présence du paquet contre ma poitrine. J'abaisse mon arme, et pousse un soupir difficile. Je dois m'en aller. J'attrape brusquement la poignée de la porte, que j'ouvre à la volée, puis me ravise. S'ils m'attendaient dehors ? Ce serait bien trop simple pour eux, je m'offrirais sur un plateau. Je fais les cent pas dans la petite pièce, en lançant plusieurs coups d’œil vers mon casier, dans lequel j'espérais peut-être trouver la réponse à toute cette mascarade, mais je me sens finalement plus démuni à chaque fois que j'en détourne mon regard.
Aide-moi
Imagine-moi encore
À nouveau


Je m'approche de la minuscule fenêtre crasseuse, située dans un coin de la petite pièce, et appuie fermement mes doigts contre la vitre visqueuse, qui n'ont de cesse d'y glisser. À l'opposé, de vieux casiers inutilisables sont entreposés, pour la plupart cabossés.
Après quelques minutes d'effort, gêné par ma veste, je parviens finalement à les traîner jusqu'à la fenêtre. Je n'ai pas cessé de regarder la porte de la consigne, angoissé de la voir s'entrouvrir à chaque instant. Lorsque je grimpe sur les vieux meubles, j'ouvre finalement la fenêtre, et me hisse dehors avec toute la difficulté du monde, non sans avoir épié les horizons au préalable. De nombreuses zones d'ombre sont disséminées tout autour du bâtiment, mais je ne peux pas me résoudre à rester ici, ni à le quitter par la porte principale.
Je retombe plus ou moins sur mes pieds, et ressors mon arme aussitôt. Je ne vois rien. Personne ne se trouve dans les parages. Tout du moins, personne que je puisse apercevoir. Seulement une voiture, garée dans l'obscurité. Je la fixe longuement, en abandonnant finalement mon bras le long de mon corps, parce que cette voiture, je la connais. Je reste immobile, plusieurs secondes, jusqu'à ce que je me décide à m'approcher enfin de la silhouette que j'aperçois, côté conducteur. Je m'avance directement vers la portière du passager, et m'installe à tes côtés.

« Jenny... » commencé-je, puis je me stoppe. Je ne sais pas comment débuter cette discussion. Je comptais te dire que tu m'avais effrayé, mais je pense que ça, tu l'as compris. Et je ne veux pas en remettre une couche. Je ne veux même pas discuter de l'arme que je viens de ranger, ou du fait que tu aies brisé la consigne, peut-être dans l'espoir d'y trouver quelque chose. La vision de ce visage, de ces traits si familiers, m'arrache un souffle d'air, comme si je sortais finalement la tête de l'eau, après une apnée infinie. Je laisse un léger sourire éclaircir mon visage fatigué, avant de poursuivre : « Tu n'as pas faim ? On pourrait aller manger quelque part. »
Combien de temps, combien de fois
Tu pourras ?
Même si tu mens, tu sauras
Tu m'attendras
Alors, à demain encore, ça va

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Dim 15 Mar - 17:58

Now here you go again, you say you want your freedom
Well, who am I to keep you down?
It's only right that you should play the way you feel it
But listen carefully to the sound of your loneliness
Like a heartbeat drives you mad

Fugace, la silhouette apparaît sous les yeux de Jane, avalée aussitôt par les portes de l'immeuble défraîchi.

Il n'est pas mort.
Dans un raté cardiaque, Jane s'enfonce derrière son volant, exempte de courage à combattre sa fébrilité, tout à coup. Elle déglutit péniblement le paquet de noeud formé dans sa gorge, si brutalement qui lui a coupé le souffle, dans la surprise ridicule d'apercevoir celui qu'elle attendait et la peur glaçante de trouver ce qu'elle est venue chercher.
Elle avait presque oublié où elle se trouvait. Son esprit s'est éteint sitôt installé, il attendait la silhouette, le détonateur qui viendrait le ranimer. Quelqu'un d'autre serait venu avant lui, elle n'est même pas certaine qu'elle aurait réagi. Mais toutes les émotions que cette silhouette transporte dans son sillage lui paraissent trop grandes pour elle, tout à coup. Jane songe avec une certaine nostalgie à l'extinction des dernières heures, des derniers jours, des dernières semaines.
L'extinction ne fait pas mal. L'extinction ne pose pas de question.
Elle a mal. Son coeur pas trop vite et se contracte trop fort, son ventre se tord et se tortille pour courir remplir enfin le vide que Cassidy a laissé dans son absence, dévorer toutes ces émotions trop grosses avant qu'elles ne le bouffent. Déchirée entre son besoin viscéral de se jeter vers lui et son envie grandissante de s'enfuir encore, Jane reste là, immobile, incapable. Elle a envie de pleurer. De retrouver la chaleur de ses bras et de fondre en sanglots sur son épaule, juste pour sentir les larmes couler, des larmes taries sitôt qu'elle l'a quitté et laissé mourir ses tripes au creux de son ventre. Temporairement.
Ou pas.

Jane met le contact, appuie sur l'accélérateur et se ravise, cale à l'endroit exact où elle a garé la voiture. La ceinture de sécurité lui rentre dans les côtes, lui arrache un grognement faible.

Il n'est pas mort et c'est tout ce qu'elle voulait savoir. Elle ne veut pas rentrer avec lui, elle ne veut pas lui parler. Elle ne veut pas réentendre le silence répondre à ses inquiétudes, ni se battre pour obtenir une autre réponse. Jane songe à cet instant où, si elle n'avait pas jeté cette pièce par la fenêtre, c'est son corps qu'elle aurait jeté sur celui de Cassidy. Ce moment où elle a bien failli laisser les forces contraires se déchaîner, au risque de faire mal, au risque de le blesser. L'extinction ne fait pas mal et elle ne demande aucune énergie. Elle est un corps neutre qui ne dépense ni ne gagne de calorie, une masse inerte dans un monde perpétuellement soumis aux forces du mouvement. Elle est l'équilibre parfait entre toutes les lois physiques, une décomposition lente qui ne subit pas les impacts de son environnement. Tout ce que Jane est venue chercher ici, en revanche, ne s'arrête jamais. C'est un mouvement perpétuel et chaotique de sentiments sans respect des lois physiques. C'est un gouffre aussi vital que terrifiant, dans lequel elle a failli se perdre et se terrifie à l'idée de risquer encore la chute.

Pourtant, c'est le seul état dans lequel elle peut être elle-même. Mais Jenny ne sait plus vraiment si elle a envie d'être elle-même, si ça suppose de souffrir encore.


Now here I go again, I see, the crystal visions
I keep my visions to myself
It's only me who wants to wrap around your dreams and
Have you any dreams you'd like to sell?
Dreams of loneliness like a heartbeat drives you mad


La portière s'ouvre. Cassidy est assis à côté d'elle en moins de temps qu'il ne faut à Jane pour réaliser qu'il s'est approché. Elle a perdu de précieuses minutes à ne pas pouvoir s'éloigner de lui une seconde fois. Au prénom qui parvient à ses oreilles, Jane répond par un simple battement de cils, les yeux rivés devant elle. Elle déteste toujours ce prénom. Sauf quand c'est lui qui le prononce. Elle sait qu'il ne fait pas ça pour la punir, que c'est une marque d'intimité, sous une forme qu'il a finalement été le seul à franchir. Jane a connu beaucoup de gens, dans tous les sens et sous toutes les formes de ce verbe, mais jamais personne n'a eu accès à ce que Cassidy a pu voir en elle. Ca rend les choses encore plus terrifiantes, de savoir que si elle le perd, elle perd le seul être au monde à la connaître. Mais cette idée la ramène irrémédiablement à une autre toute à fait similaire, qu'un homme a décidé de lui enfoncer dans le ventre un jour, à coups de butoir.

Il faut quelques secondes à Jane pour répondre, d'un hochement négatif de la tête. Une bonne minute encore pour tourner les yeux vers lui. Un sourire la prend quand elle le voit sourire. Elle a envie de se jeter contre lui, de se serrer dans ses bras, de se répandre en excuses. De traverser les kilomètres qui semblent les séparer l'un de l'autre, tout à coup.
Et en baissant les yeux, par l'ouverture du blouson de Cassidy, Jane voit cette forme beige, épaisse, qui dépasse de sa poche intérieure.


In the stillness of remembering
What you had
And what you lost


Il dort. Paisiblement, ce soir. Du moins l'espère t'elle.

Pas un muscle ne bouge à part des paupières qui frémissent. Assise sur un fauteuil, Jane le regarde depuis près d'une heure, maintenant. Elle n'ose pas le toucher, elle ne voudrait pas réveiller de mauvais souvenirs, rappeler à son corps les réflexes innommables de nuits interrompues. Au contraire, elle veut s'assurer qu'il dort bien, d'être là s'il lui arrive quelque chose. Elle n'a pas sommeil, de toute façon. Elle ne dormira certainement pas de la nuit, et se rattrapera la suivante, impossible à réveiller autant qu'elle est maintenant incapable de dormir. Ca va, ça vient. Comme son appétit, ses humeurs, ses sentiments, ses envies. Le schéma n'est pas si aléatoire que ça. Ce serait trop facile de dire ça. Ce serait se décharger de sa responsabilité à se comprendre et s'anticiper elle-même, se rendre capable de vivre. Elle réapprend, tout doucement, ce schéma oublié pendant des années, profondément altéré pendant qu'elle a cessé de s'y intéresser. Si ce n'était pour Cassidy, elle ne le ferait pas. Mais c'est sa façon à elle de pouvoir prendre soin de lui.

Le regard rivé sur la silhouette qui dort, un sourire étire les lèvres de Jane. Elle prend le risque de se pencher, dépose un baiser sur son front, bref. L'envie d'un contact plus durable balayée par une douche brûlante il y a quelques minutes, elle ramène ses jambes contre elle et se tasse dans son fauteuil, la joue posée sur le dossier pour pouvoir le surveiller sans effort. Cassidy n'a pas tout à fait le même visage, quand il dort. Il a l'air encore plus jeune. Certaines rides minuscules, des deux côtés de son front, s'estompent complètement. Il a l'air plus calme et elle n'a jamais trop osé lui demander si c'était bien le cas, si la nuit était un refuge ou si, au contraire, la disparition des deux petites rides n'était qu'illusoire. Elle espère être capable de lui apporter un peu de sérénité quand il dort, autant que quand il ne dort pas. Mais si ce n'est pas encore le cas, elle s'y emploiera d'avantage. Elle trouvera bien un moyen. Un moyen qui ne sera pas de le laisser s'abandonner à tellement de violence la journée, qu'il n'aura plus rien à craindre la nuit. Il faudra bien.

Parce que la violence à laquelle il aspire, Jane ne pourra pas l'affronter. Pas même indirectement, pas même à juste la deviner dans son regard. Elle en a déjà trop vu. Il y a eu des moments où sa carcasse ne pouvait plus rien faire que d'absorber cette violence, au risque de crever à force de la voir. Le regarder l'embrasser est la seule chose qu'elle ne peut pas faire pour lui. Mais elle trouvera un autre moyen.

Elle y arrivera.



And what you had
And what you lost


Cette enveloppe est un échec. C'est la réalité à laquelle elle manquait de force pour se rendre, qu'il est temps d'affronter.

Jane peut être cruelle, à sa manière. Elle est parfois capable de s'immiscer dans les points les plus sensibles, appuyer là où ça fait mal et retourner la crasse, par simple rancune. Si attendrissante soit-elle, elle a la colère vicieuse et des intentions corrosives. Si elle a décidé de s'enfoncer quelque part, elle manque désespérément de considération pour les dégâts causés sur son passage. Alors, dans cette cruauté inhérente, elle bondit sur l'enveloppe en papier kraft. Sans égard pour cette répugnance qu'il peut avoir à l'idée d'un contact si brusque, si intrusif, elle profite qu'il se soit figé pour plonger au fond de la poche, marteler son torse au passage, et arracher le précieux paquet à son propriétaire. D'un geste d'humeur, elle le jette devant elle, sur le tableau de bord, à défaut de la fenêtre.

Les dents serrées, les mains enfoncées dans les poches de sa veste, Jane contemple la preuve du crime en silence. Elle les fait attendre dans l'oppression de ce silence, indifférente au malaise, à la tension, au temps qui passe. Elle le punit, bien sûr. Elle le punit et il le sait. Mais elle prend le temps de se protéger, aussi.
Cette nuit est la dernière fois qu'elle affronte sa détresse toute seule.

" J'ai appris tous les chemins pour rejoindre l'appartement ou la boutique, tu sais ? " souffle Jane après des minutes entières de silence.

Elle n'a pas bougé d'un millimètre ni dévié son regard de l'enveloppe. Elle ramasse son courage, elle trouve la force de poursuivre sans s'effondrer en chemin. Elle voudrait poser la question qui lui brûle les lèvres, cette sentence dont elle est persuadée mais ne veut pas connaître l'échéance. Tu m'aimes encore ? Tu te souviens de moi ? Tu as ce que tu voulais, après tout. Les portes d'un monde plus beau que moi grandes ouvertes.
Mais elle ne peut quand même pas lui reprocher ça. Jusqu'à aujourd'hui, elle s'était persuadée qu'il n'existait même pas.

" J'ai fait une carte. J'ai condamné quelques lieux abandonnés, aussi, deux ou trois planques. Il faut se faufiler... Puis y a ce chien qui me lâche plus, il est sourd mais il a du flair. "

La voix de Jane est blanche et son visage placide. Baissant le regard un instant, elle se tord les doigts dans les poches et ajoute, dans un murmure qui s'étrangle.

" Je suis capable de me débrouiller toute seule... T'avais pas le droit de m'en faire douter. C'est pas parce que je suis pas plus grosse ou que je tire pas à vue sur tout ce qui bouge... " Un soupir. Elle tique, serre un les poings et les dents, secoue le visage dans un soupir. " T'avais pas le droit. "


Thunder only happens when it's raining
Players only love you when they're playing
(These men), they will come and they will go
When the rain washes you clean, you'll know
You will know


Pourtant, malgré sa cruauté perceptible et quelque peu répréhensible, c'est dans ce silence, dans ces reproches, que Jane prend sa décision. Elle ne sait pas encore si elle va revenir vivre avec lui, n'est pas sûre de pouvoir supporter à nouveau le sentiment de solitude et de détresse profonde qui a conduit son départ. Mais elle est sûre de ce qu'elle doit faire, parce qu'elle l'aime et qu'elle a échoué. C'est elle qui n'a pas réussi à l'apaiser autrement, c'est à elle de prier pour que cette solution qui la répugne soit quand même la bonne. Parce qu'elle ne peut pas vivre s'il est mort et elle ne peut pas vivre s'il est malheureux. Elle préfère encore le regarder se faire dévorer par la violence que le voir souffrir. Elle trouvera un moyen d'en être capable. Une armure contre la violence.

Lui retirer son soutien serait impardonnable et Jane s'en veut de l'avoir déjà fait autant qu'elle lui reproche de l'avoir abandonnée à ses angoisses.

" Tu détestes faire semblant, je sais bien. Ca sert à rien d'aller manger un morceau qui te donnera l'impression de faire semblant. " Alors Jenny se penche et reprend l'enveloppe, elle la pousse devant Cassidy sans daigner encore lui accorder son regard. " Je viens avec toi. " Elle tourne la clé dans un sens puis dans l'autre pour faire redémarrer la voiture, sans caler. " Si c'est en enfer que t'es heureux, je viens avec toi. "


*Fleetwood Mac

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Mar 17 Mar - 17:58

Le vent glissait sur l'herbe encore humide, et la rosée se laissait porter ainsi, de feuilles en feuilles, de pétales en pétales. Cette liberté avait toujours fasciné Cassidy. Le vent n'était pas un bourreau, de balader les gouttes d'eau fraîche, et celles-ci n'étaient pas davantage victimes ou forcées. Il y avait là une alliance d'une grande beauté, qu'il aimait contempler. Le vent, d'une manière générale, avait toujours eu cet effet sur lui. Enfant, il avait tant rêvé de n'être pas plus lourd ni plus encombrant qu'une feuille, de marronnier peut-être, parce qu'il les trouvait majestueuses, élégantes. Il aurait pu se laisser porter, et atterrir où bon son destin désirait l'abandonner, le temps de quelques minutes. Puis, à nouveau, il serait reparti tout aussi facilement. Peut-être aurait-il finalement servi de repas à des insectes. Sa course aurait pu s'arrêter sous des dizaines de semelles, qu'il n'aurait pas vu d'injustice là-dedans. C'était le prix de la liberté, que de ne pas savoir où terminer sa route.
Ce jour-là, il ne faisait pas chaud, et la brise lui filait la chair de poule. Ou peut-être était-ce la peau de Jenny contre la sienne. Cette journée était belle, et ils aimaient les quelques heures de liberté qu'il leur restaient. À ce moment-là, Cassidy ne pensait pas qu'elle leur serait retirée si amèrement ; ils s'en doutaient tous les deux, ils le savaient, même. Mais cette simulation était trop belle.

À cette époque, il ne le ressentait pas, ce sentiment d'injustice.

Le sourire que j'arborais, presque avec naïveté, disparaît de mon visage au bout de quelques secondes seulement. Tandis que tu observes ma poitrine, contre laquelle est caché l'objet du délit, je garde résolument le regard sur ton visage. Je n'ai pas honte, Jenny. Tu ne me feras pas culpabiliser. Je n'échappe pas à un violent mouvement de recul lorsque tu t'en empares, et cogne mon dos contre la portière close. Je sens déjà ma peau rougir sous l'acharnement vengeur de tes petits poings serrés, et c'est dorénavant avec incompréhension que je te dévisage, incertain de comprendre ce qui se trame. Les minutes passent, et je me résous à ne pas être celui qui brisera ce silence pesant, pénible. Soudain, comme une décharge électrique, je réalise ce que j'ai fait ; et je m'en veux, terriblement, d'être entré dans cette voiture. J'aurais du lui tourner le dos, sitôt que j'ai aperçu ton visage derrière le volant. J'aurais du tourner les talons, agacé de ma propre bêtise, et repartir comme j'étais venu. Continuer mon travail, et laisser les jours se poursuivre seuls, sans l'aide de personne. Mais je ne te laisserai nous saborder, Jenny. Je préfère encore repartir, dans l'instant, et ne plus jamais te croiser, plutôt que de gâcher ce qu'il nous reste. Garder un beau souvenir de ce que nous avons vécu, sans nous déchirer bêtement, et traîner dans la terre ce que l'on a vécu.

Cold, dark sea
Wrapping its arms around me,
Pulling me down to the deep.
All eyes on me.

Les traits de mon visage se tordent sous l'incompréhension, tandis que tu avances dans ton récit, et tu me perds en route. Je ne suis pas sûr de savoir si tu me proposes de m'accompagner dans ma nouvelle routine, ou si tu énonces simplement à quel point tu sais mener à bien ta vie sans moi.
Rapidement, tu me donnes une réponse, comme on balance un os à ronger à un chien, ou un bâton de dynamite à travers une porte grande ouverte, et je sens la lourdeur d'un boulet de canon s'enfoncer dans mes tripes. C'était facile, et tellement mauvais de ta part. Je pose à nouveau mon regard sur ton visage, déterminée à ne pas m'adresser un seul coup d’œil. Cette découverte douloureuse ajoute quelques kilos supplémentaires à mon mal-être, et je me sens comme vissé à mon siège. Je suis parcouru tout entier d'un frisson mordant, qui me glace dans toute tentative de réagir à la bombe que tu viens de poser.
Je suis déçu, et je ne sais pas comment l'exprimer.
Lentement, je hoche la tête négativement, sans pour autant regarder ailleurs, les yeux plissés. Je ne sais pas par où commencer, et j'ai peur de ne plus m'arrêter, une fois lancé. J'aimerais te dire que c'est toi, qui n'as pas le droit de me faire subir ça, et surtout pas maintenant. Que tu ne peux pas me parler de cette façon, que je ne veux pas qu'on s'en tienne là, que cette dispute n'aurait même pas du arriver. Peut-être qu'au fond, j'ai été trop bête, et trop borné, peut-être que j'aurais dû t'écouter, finalement. Te dire que tous ces jours représentaient une vraie souffrance, parce que je t'avais perdue, et avec toi, tout ce que je voulais vraiment.

Lorsque tu démarres la voiture, le poids s'enfonce au fond de mon ventre, et je m'en veux davantage encore. J'ai l'impression d'être pris au piège, et de nous forcer à faire quelque chose que tu ne désires visiblement pas. Interloqué par tes dernières paroles, elles ne me rassurent pas le moins du monde, et je me sens acculé. Je devrais te le dire, te dire tout ce à quoi je pense depuis tout à l'heure, mais aucun son ne sort de mes lèvres, toujours closes. J'aimerais réfléchir si fort que tu l'entendrais, sans que je doive avoir le courage de le formuler, j'aimerais que tu puisses le lire sur mon visage. Quelques secondes supplémentaires s'écoulent.

« C'est toi qui as décidé de partir. C'est à toi que tu voulais prouver quelque chose, je t'ai rien demandé, Jenny. C'est moi. C'est moi, répété-je avec insistance, comme pour que tu réalises l'absurdité de ton raisonnement. Je suis resté. J'ai attendu. Je suis parti à ta recherche, et c'est moi qui me suis retrouvé seul, Jenny. Je t'ai rien demandé. Je t'ai même pas demandé d'approuver, je te demanderais jamais de te forcer à faire quoique ce soit. Tu n'étais pas obligée d'approuver ça. »

Comme touché par la honte, parce que je me rends tout à fait compte de ce que j'essaie de faire, je détourne finalement les yeux, avant d'avoir l'opportunité de croiser ton regard. J'avais espéré qu'on aurait pu repartir à nouveau comme avant, avec cette relation teintée de tranquillité et de simplicité, mais je réalise maintenant que les choses, ici, ne sont plus les mêmes. Ça ne signifie pas qu'on ne fonctionne plus. Juste qu'on doit fonctionner différemment.

« Quand t'es partie, t'as laissé la porte ouverte, et je voulais absolument pas la refermer. C'est à toi de le faire. De l'intérieur, ou de l'extérieur, ça t'appartiens. Mais je veux plus qu'elle soit ouverte. C'est trop difficile. On se laisse un peu de temps, pour voir comment ça marche, maintenant. »

I pushed you away
Although I wished you could stay.

Je ressentais comme une envie d'ajouter quelque chose, sans savoir quoi, et ma phrase est restée en suspens. Cependant, le temps est passé, et je n'ai pas su trouver quoique ce soit pour la combler. C'est l'histoire de ma vie, de laisser des blancs, des trous, là où il ne doit pas y en avoir. Peut-être parce qu'au fond, je sais pertinemment que quelque chose qui ne soit pas entier n'est pas vraiment viable. Parfois, je me demande simplement si je ne passe pas ma vie, si je ne m'épuise pas à essayer de tout saborder.
Au fond, je ne comprends pas la raison de cette profonde répugnance, que tu ressens. Je ne vais tuer personne. Je ne vais pas m'élancer au beau milieu d'une fusillade. Je ne vais pas devenir un véritable baron de la drogue et du crime. Je ne vais simplement pas passer mes journées assis, à attendre que quelque chose nous tombe sur le coin de la figure. Je te donne l'adresse du prochain dépôt, sans pouvoir retenir une petite pique, bourrée d'amertume, à propos de tes recherches sur le quartier. Ça n'est pas loin, et en voiture, le temps est très court, d'autant plus que la circulation est morte. J'avais envie de rentrer à la maison, les sens amoindris par une grande fatigue, mais ta présence remet tout en cause. Puisque tu tiens à m'accompagner, je vais te prouver que ce n'est pas dangereux, et que c'est un travail très rapide à exercer, de surcroît. Machinalement, comme un robot, je m'extirpe de la voiture avec toi, m'engouffre dans la petite rue piétonne, récupère mon dû, et retourne aussi facilement jusqu'à la voiture. Je m'autorise même quelques coups d’œil à ton encontre, pleins de « Je te l'avais dit », que je ne peux réprimer. Je suis tellement offusqué de ce que tu m'as dit précédemment, ça n'est toujours pas passé.
Je suis arraché de mes songes par la vibration de mon « téléphone de boulot » dans la poche de ma veste, et décroche aussitôt.

« J'étais justement en train de terminer, dis-je spontanément.
– Arrête pour ce soir, c'est pas important. J'ai autre chose à te confier. »

****
Je déglutis avec difficulté, et garde obstinément le regard collé contre la vitre de ma portière. Les idées se bousculent dans ma tête, mais je ne sais plus quel sens leur donner. J'hésite un instant à te demander de me quitter pour la nuit, mais me ravise aussitôt : c'est ce que nous redoutons tous les deux. Nous ne voulons pas être séparés, agir dans l'ombre de l'ignorance de l'autre, pas de mensonge entre nous. Il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais, c'est ce qui a créé une telle proximité entre nous. On peut tout se dire, je ne dois pas craindre ta réaction. Malgré le martèlement cérébral que je m'inflige, je suis inquiet, et je détourne encore un peu plus le regard, après t'avoir demandé de nous conduire quelque part. Je ne peux pas dire, avec assurance, que je connais ta réaction. C'est bien ça, qui me gêne le plus. Si seulement j'étais certain que tu m'en voudrais, que tu me quitterais sur-le-champs, que tu me frapperais de toutes tes forces jusqu'à ce que j'abandonne cette idée ridicule ; Au contraire, si je savais, si je pouvais crier sur les toits, que tu resteras à mes côtés, que l'on se protégera du mieux qu'on le pourra, je te dirai tout.
Et, comme une protection éphémère, je ne réussis pas à te dire quoique ce soit. La tension qui règne dans l'habitacle est pénible, et l'effort qui m'est requis pour détourner le regard est trop intense pour que j'ose seulement cligner des yeux.

So many words left unsaid,
But I'm all out of breathe.

Je descends de la voiture avec précaution, en espérant de toutes mes forces que tu ne me suives pas. Malheureusement, le claquement de ma portière est suivi du tien, et je m'en mords les doigts. J'observe les environs rapidement ; quelqu'un doit nous retrouver, alors nous allons simplement patienter là. Comme si ça n'était déjà pas assez difficile, l'attente me semble interminable, et je sors, avec tout le naturel dont je sois pourvu, une cigarette de mon paquet. Comme une piqûre de morphine, la première bouffée me détend quelque peu, et m'assèche encore davantage les yeux, la gorge.

« C'est qui ? »

La voix rauque et puissante m'arrache un sursaut, et je jette instantanément ma cigarette au sol, en l'écrasant avec peu de vigueur. Il désigne Jenny d'un regard – un type que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam se tient devant nous, et je déglutis péniblement. Il tient un petit sac en toile noir, qu'il me tend.

« C'est pas un souci. Elle m'accompagne, elle touche à rien... et elle pose pas de question, dis-je finalement avec amertume.
– Bon. Tiens. On m'a dit que t'étais familier avec tout ce matos, je te fais pas un dessin, hein. »

****

So, go, go, go,
Get out of here.
Go away,
Get out of here.

Les morts ne me dérangent pas. Les dommages collatéraux non plus, et je peux assurer avec toute l'honnêteté dont je sois capable, que je ne me sens pas bouffé par l'inquiétude. Je sens une petite angoisse poindre, tout de même, mais elle sera sûrement balayée par l'adrénaline. Non, ce qui provoque réellement un malaise au fond de moi, c'est la réaction de Jenny. Avec l'adresse du type, j'avais eu la chance de ne pas avoir à lui adresser la parole ; dorénavant, nous sommes garés devant un grand bâtiment, et je n'ai plus le choix. J'ai l'impression d'avoir une enclume à mes pieds. Je décide finalement de me tourner vers elle, laissant échapper un long et douloureux soupir. « Jenny... » Enfin, nos regards se croisent. Finalement, c'est comme une bouffée d'air pur, et je sens ma poitrine se gonfler sous l'impulsion des battements de mon cœur. Comme s'il repartait de plus belle, après avoir enchaîné trop de ratés. « Jenny... ». Je me répète, je ne sais pas où débuter. Toute l'amertume que j'ai ressentie, toute cette rancœur s'est enfuie, balayée par ton regard. Pas particulièrement doux, ni confiant, ni même aimant. Mais c'est ce dont j'avais besoin.

« Si tu veux partir, c'est maintenant. Je te le promets, je ne t'en voudrais pas, je ne te demanderais rien. Tu n'es pas forcée de m'accompagner. Tu peux partir, et ne plus revenir, ou tu peux simplement partir et m'attendre quelque part, ajouté-je, en laissant glisser ma main vers la tienne, du bout des doigts. Mais, si tu veux rester... Si tu restes ce soir, il faudra que tu sois toujours avec moi. On ne va pas pouvoir bénéficier du temps que j'espérais avoir... »

Je marque une pause, infinie, durant laquelle j'essaie de réfléchir, mais rien ne se met en place dans ma tête, et je me sens dépourvu. Lorsque je me sens prêt, pourtant, je ne parviens pas à m'exprimer avec clarté, et c'est à voix basse que je poursuis.

« Je suis désolé, Jenny. J'ai besoin de toi. Ici ou ailleurs, que tu approuves ou pas... J'ai besoin que tu sois avec moi. Sinon, ça n'a plus de sens. »

****

Cold, dark sea,
Your waves are rocking me.
I close my eyes and fall asleep.
All eyes on me,
Your eyes on me.

Chaque pas qui m'éloigne de la voiture me semble être un pas de titan, d'une lourdeur effroyable. Je fais pourtant preuve de la plus grande discrétion, et la semelle de mes chaussures glisse sur le sol avec silence. Tu ne m'accompagnes pas, parce que tu me surveilles, de loin. Je sens presque ton regard dans mon dos, tapie dans l'ombre, ou recroquevillée dans la voiture. Je t'ai laissé mon arme, parce que ce soir, je ne vais pas récupérer quoique ce soit. Je monte les escaliers en métal, légèrement grinçants, qui longent le mur de bâtiment, duquel je suis encore visible. Encore quelques mètres. Je déglutis péniblement, en fourrant ma main libre dans le sac. La petite bombe agricole est toute prête, et je me laisse à penser qu'elle ne détruira jamais un bâtiment pareil. De toute manière, je dois la jeter dans un vide-ordures. J'ouvre, je balance, je ferme, et je m'en retourne vers toi. C'est simple. Ça ne prendra que quelques secondes, peut-être une minute, pas davantage. À mesure que j'approche, je sens mon cœur battre à plus rapidement, et bientôt à toute vitesse. L'adrénaline. Je n'ai bientôt plus mal au ventre, et je presse le pas.
J'ouvre le vide-ordures usé, dont le frottement rend la chose plus difficile pour moi, et sors la bombe, recouverte d'adhésif noir. Sans réfléchir davantage, je suis les instructions ; j'arrache les fils. Je balance. Je ferme.

« Eh ! Qu'est-ce que tu fais ? Qu'est-ce que tu viens de balancer là-dedans ? »




* Of monsters and men

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Jeu 19 Mar - 16:28

C'est pas un souci.
Ca, non.
Elle touche à rien. Elle est rien.
Mais elle est là.
Alors va te faire foutre, toi. Si tu crois que tu m'intimides, si tu crois que tu me fais peur, avec tes airs de bouledogues, ton boulot d'émissaire sans importance. Je suis plus coriace que toi. Moi, je serai encore à ses côtés quand vous serez tous morts.

Mon Dieu, mon Dieu,
Mon Dieu. Laissez-le moi
Encore un peu, mon amoureux...

" ... Je t'aime. "

Cassidy est déjà sorti de la voiture. Au loin, Jane voit sa silhouette s'enfoncer dans le vieux bâtiment. Elle essuie les larmes qui pointent de ses doigts rageurs, bouleversée par l'émotion.

Elle ne sait plus. Elle ne sait plus si elle a peur, si elle est en colère, si elle est coupable, si elle a juste besoin de tuer quelqu'un pour que tout rentre dans l'ordre. Ils ne se sont presque rien dit, rien qui n'ait fait avancer le débat. Il ne comprend toujours pas qu'elle meurt de peur à la seule idée de le perdre, elle ne comprend pas qu'il puisse lui en vouloir d'avoir fait ce qui devenait vital pour elle. Jane n'est pas partie sur de mauvaises intentions, elle a suivi un instinct de survie stupide. Un besoin de conservation devenu beaucoup trop grand pour elle.
Elle a peur de lui.
Elle a peur chaque fois qu'il part, ou qu'il se tait, ou qu'il parle de ses projets. Elle a peur de son esprit pratique et de sa logique imparable, peur à le regarder penser qu'on revient de ce genre de choses intact. Quand Cassidy ressortira de cet immeuble, mort ou vif, il ne sera déjà plus le même homme. Il aura franchi la limite. Cette barrière infime, si fragile, entre le rationnel implacable d'une immoralité latente et le chaos sans fin de la violence gratuite. Cette violence qui ne vous lâche plus, qui vous colle au ventre, prête à surgir à la moindre faiblesse. Cette violence que Jane ne souhaiterait à personne, de celles qui nous détruisent à mesure qu'elle deviennent vitales. Parce qu'il n'a pas voulu dire en quoi consistait cet aller retour en enfer mais Jane en a lu la teneur sur son visage. La violence qu'ils vont devoir déployer tous les deux pour en sortir vivants. Celle-là même qu'elle ne voulait plus jamais avoir à regarder en face.

Un sanglot brutal la secoue, de cette peur qui lui arrache soudain les tripes et cherche à les lui faire sortir par la gorge. Jane inspire, expire, rapidement, plusieurs fois. Elle serre les poings sur ses paupières closes et s'enjoint au calme dans un effort colossal. Ce n'est pas le moment de pleurer. Il faut qu'elle reste vigilante. Il faut qu'elle réfléchisse. Il a besoin d'elle et c'est tout ce qu'elle a besoin de savoir.

Reniflant sa morve avec inélégance, elle se penche sous le siège passager et en arrache un petit sac à dos, ouvre l'objet d'un geste fébrile. De là, elle sort une brique de jus d'orange et une carte dessinée à la main, l'une pour le réconfort, l'autre pour la direction. Recroquevillée sous la couverture qui la dissimule, Jane consulte la carte à la lumière faible d'une petite lampe de poche. Elle suit leur trajet pour définir leur localisation précise et trace mentalement les chemins à prendre vers sa planque la plus proche. Une chance qu'elle en ait trouvé une pas trop loin, au cas où ça tournerait au vinaigre. Elle ne compte pas sur l'autre macro de chair à canon pour venir à leur secours en cas de pépin. Cassidy non plus, probablement. Ce type ne lui est d'aucune utilité, sinon à se faire tuer plus vite. Mais il mourra avant eux. Pour ce qu'il a osé faire, pour ce traquenard dans lequel il a voulu les embarquer. Cassidy n'a rien voulu dire mais elle n'est pas idiote. Elle a su qu'on l'envoyait là où les chances de survivre s'amoindrissaient à vue d'oeil, rien qu'à ne plus entendre de triomphe rancunier dans ses silences. Et tout ce qu'elle aurait pu envisager de mesquinerie à lui renvoyer à la figure s'est envolée dès qu'elle a vu son visage. Tout son agacement à se faire prouver exactement ce qu'elle soupçonnait, qu'il traverserait une période de danger extrême et inutile à vouloir les protéger d'autres dangers parfaitement hypothétiques, a fondu comme neige au soleil quand elle a croisé son regard. Dans le battement de coeur fébrile que ses yeux provoquent en elle.

Ce n'est pas à lui qu'elle en veut. C'est à ce monde qui essaye de le tuer. Ce monde n'a pas encore bien compris la gravité de son erreur.

Un jour, deux jours,
Huit jours. Laissez-le moi
Encore un peu à moi.

Au regard méfiant que ce type lui lance, Johhny-Jane exulte des yeux haineux. Sous ses sourcils froncés, ses iris trop clairs se sont enflammés d'éclairs meurtriers. Elle a le poing serré autour de son couteau à cran, tremble de ne pas se décider à l'utiliser. Elle est si furieuse que le type renonce à l'intimider. C'est ça, baisse le regard, et va t'en. Va t'en.

Tu l'auras pas. Vous l'aurez jamais.  Faudra me passer sur le corps.
Sa place n'est pas dans l'un de vos foutus camions vers l'abattoir. La place de sa chair n'est pas dans vos canons, ni sous vos étendards. Sa place n'est pas au milieu de la masse conditionnée par vos vengeances. Sa place n'est pas au milieu de vos animaux de sacrifices. Je vous tuerai. Envoyez-moi vos pires créatures, vos chiens gerbés des enfers les plus profonds. Menacez-moi, torturez-moi, mais vous l'aurez pas. Vous l'aurez pas. Vous l'aurez pas. Je vous tuerai tous, s'il le faut.

Sa place est avec moi.

Le temps de s'adorer
De se le dir'... Le temps
De s'fabriquer des souvenirs...

Jenny trottine derrière Cassidy. Elle sait bien qu'il ne veut pas d'elle pour le suivre, qu'il veut être seul pour vivre cette nouvelle bataille. Il veut revenir vers la voiture avec un air triomphant de ses succès, comme tout à l'heure, et attendre un peu pour les lui exposer. Ou, au contraire, ne rien avoir à lui dire du tout, si ce n'est pas un succès. Elle le respecterait, si elle pouvait. Si elle n'avait pas aussi peur. Peur de le voir partir sans elle vers une mort certaine ou une gloire solitaire, un succès trop petit pour les abriter tous les deux. Jane n'est pas une femme de soldat ni de marin, elle n'a pas le recul nécessaire pour pouvoir l'attendre et se convaincre que loin des yeux loin du coeur, il l'aime encore. Elle a trop peur.

Alors, dans sa terreur, Jane trotte derrière Cassidy. Elle a les yeux fixés sur son dos qui avance encore, persuadée qu'une porte va s'ouvrir de nulle part et l'emmener là où elle ne peut pas le suivre. Elle a envie de lui attraper la manche, de s'accrocher à lui et ne plus jamais le lâcher, de le tirer en arrière avec elle. Retourne-toi, elle veut hurler. Regarde-moi.

Le chemin lui semble interminable, assez long pour la convaincre qu'il a décidé de ne plus s'arrêter, jusqu'à ce qu'elle se lasse et arrête de le suivre. Comme on dissuade un animal trop collant, il lui jettera des canettes vides pour la tenir à distance. C'est elle qui est partie, prétend il. C'est lui qui l'a attendue. Comble du paradoxe, d'être maintenant persuadée qu'il veut la fuir. Mais comme Jane est partie pour ne pas le regarder la quitter, elle se terrorise ce soir de le voir s'éloigner. Un jour, il se rendra compte de la supercherie. Il verra bien qu'elle n'a rien de plus qu'un autre, mais surtout tellement de choses en moins. Tellement d'évidences qu'elle ne détient pas. Elle ne peut même pas lui donner envie d'elle pour le retenir, pas même un plaisir charnel qui ferait qu'il ne peut plus se passer d'elle. Parce que c'est pour ça qu'on l'aime, Jenny. C'est pour ses cuisses et son sexe. Rien d'autre à aimer là dedans. Qu'est ce qu'il y a en dessous, qui pourrait le retenir ?
Elle voudrait renier toute dignité, toute cohérence humaine dans ce rendez-vous dangereux et cette marche solennelle, dans la cigarette qu'il allume comme un mauvais garçon. Se ruer à ses pieds, s'agenouiller pour qu'il ne la quitte pas. Hurler, pleurer, être un chien et promettre de mieux faire, tant qu'il ne part pas.

Va pas là bas, pas sans moi.

Mais Cassidy est encore en colère, alors Jane n'attrape pas sa manche. Il est déterminé, alors elle ne le tire pas en arrière. Et quand il s'arrête, c'est presque une surprise. Et quand cet homme arrive, c'est un visage responsable de ses terreurs. Jane sent une évidence poindre dans son ventre échaudé par la panique et la rancune. La terreur se mue en rage.
C'est lui.
C'est lui qui essaye de lui voler Cassidy.
Elle va l'égorger.

Six mois, trois mois,
Deux mois. Laissez-le moi,
Oh, seulement un mois.

De l'intérieur, de l'extérieur. Fermer la porte. Qu'est ce que c'est censé vouloir dire ?

Il ne pourrait pas s'exprimer clairement, pour une fois. Cette manie de parler en silences et en images... ce n'est vraiment pas le moment. La métaphore est pourtant simple, l'ultimatum est évident. Mais faire l'effort de décrypter ce qu'on a pas envie d'entendre, c'est une requête désobligeante, un caprice d'enfant. Pressée par la colère et la culpabilité, Jane écrase et lâche l'accélérateur, fait dodeliner leurs corps entre leurs ceintures bloquées par le choc et leurs fauteuils pour seule et unique réponse. Elle ne va pas se fracasser le crâne sur une parole claire à une question qu'il n'a même pas le courage de formuler directement. Elle part ou elle reste, c'est ça qu'il veut savoir. Elle n'en sait encore rien. Elle est trop furieuse pour imaginer la suite de cette soirée, trop coupable pour se lancer dans des reproches qui dévoileraient sa culpabilité. Elle ne va pas lui dire que si elle n'est pas venue le voir, c'est qu'elle a voulu se persuader qu'elle l'avait inventé. Ca n'a plus de sens, maintenant. Maintenant qu'il est là, à côté d'elle, bien réel, bien vivant. Le brouillard dans lequel elle a vécu n'a plus la moindre cohérence, même dans ses souvenirs. Et elle n'ose pas imaginer à quel point elle le blesserait en l'avouant. En avouant qu'après être partie pour ne pas le regarder la quitter, elle s'est empressée de l'oublier.

Que sous ses grands airs qui en ont tellement vu, tout ce qu'elle a fait, c'était se réfugier derrière la lâcheté de son esprit malade.

Le temps de commencer
Ou de finir.. le temps
D'illuminer ou de souffrir...

" Lâche ton arme. Doucement. "

Le petit revolver tombe au sol dans un bruit métallique, alerte les deux silhouettes qui se regardaient en chiens de faïence quelques mètres plus loin. Pressée contre un corps beaucoup plus massif qu'elle, un couteau sous la gorge, Jenny avance dans la lumière du couloir et jette un regard terrorisé à Cassidy. Elle a vu ce type entrer à sa suite, a voulu le suivre pour le tuer, n'a pas vu qu'il y en avait un deuxième caché quelque part. Elle a encore son couteau enfoncé dans la poche de son blouson mais n'ose pas faire un geste. Paralysée par la terreur, le coeur tambour battant, elle avance, poussée par ce type derrière elle, au milieu du cercle que les différentes silhouettes commencent à former. Qu'est ce qu'il y a là dedans ? répète son garde fou. Et la réponse tombe, sans appel. Et cette réponse lui donne envie de pleurer.

Une bombe.

Les deux autres paniquent aussi. Ca crie, ça vocifère, ça gueule des je vais vous buter, salops, plusieurs secondes. Celui qui la tient a plus de sang froid que son collègue. Va me chercher des menottes, il beugle à son pote pour couper court aux élans de panique. En moins de temps qu'il ne faut pour imaginer la suite, Jane est attachée à un radiateur, et ses ravisseurs pointent chacun un flingue sur elle pour tenir Cassidy à distance.

" Tu plonges là dedans et tu la désamorces. Ou vous crevez tous les deux. somme le type qui l'a dénichée, d'une voix calme mais dont on devine la rage et la terreur au trémolos qui la ponctuent.
- C'est encore ces enfoirés, qui peuvent pas supporter un peu de concurrence. Je vais les buter, je te jure, je vais les buter. Notre came, putain ! Notre came !
- Ta gueule ! Il va rien arriver à notre came ! " ils agitent tous les deux leurs revolvers au point de risquer d'en faire échapper chacun des balles perdues, un geste qui suffit à Jane pour la faire tirer sur ses menottes d'une terreur grandissante. " Le gamin va faire ce qu'il faut pour pas qu'on les ramasse à la petite cuillère lui et sa copine... pas vrai gamin ? "

Mon Dieu, mon Dieu,
Mon Dieu ! Mêm' si j'ai tort
Laissez-le moi un peu...
Mêm' si j'ai tort, laissez-le moi encor !

Ils ont dû menacer de l'égorger pour que Cassidy se décide à plonger dans le vide ordure mais il n'est plus là. Les deux types sont partis aussi, ils ont déserté les lieux, apparemment moins regardants sur la sécurité de leur came que sur leur survie immédiate, maintenant qu'il était sûr que Cassidy ne pourrait pas remonter la libérer. Dans un grognement sourd, Jane se tord et se contorsionne pour récupérer l'épingle qu'elle dissimule toujours dans ses cheveux. Elle a déjà été menottée, elle ne se fera pas avoir deux fois. Manquant de se déboîter l'épaule pendant plusieurs secondes, elle récupère enfin le petit objet dans un gémissement de douleur et tripote la serrure de ses liens jusqu'à entendre le cliquetis libérateur. Terrifiée, elle court vers la trappe du vide ordure et hurle par le tuyau, l'appelle plusieurs fois sans interruption jusqu'à entendre une réponse, que manquent de couvrir ses cris.

" Tu peux sortir ?! On peut pas désamorcer cette bombe Cassidy, c'est les autres qui nous tueraient, dis-moi que tu peux sortir ! "


* Edith Piaf

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Lun 23 Mar - 21:47

Figé, dos à l'inconnu qui s'adresse à moi, mes doigts se crispent contre la poignée métallique et froide, à tel point que mes jointures blanchissent. Machinalement, je lâche le sac en toile, qui tombe au sol en silence, et élève mes mains au ciel avec toute la délicatesse dont je dois doté actuellement. Toujours avec lenteur, je me retourne, la gorge nouée, et me permets de déglutir avec difficulté. Il fallait que ça arrive. Ce coup sentait mauvais, trop mauvais. Pour preuve, je n'avais pas même osé en toucher un mot à Jenny. L'homme, large et grand, me fait face. Il est légèrement éclairé par le lampadaire qui se trouve à quelques mètres de nous, et je n'ai pas l'occasion de sonder ses traits. Le souffle coupé, le cœur à l'arrêt, je hoche la tête sans savoir quoi dire, ni même si je dois répondre quelque chose. Il fallait que ça arrive, bien sûr. Mon regard se jette désespérément contre le mur, et je regrette amèrement de t'avoir emmenée ici. Je prie le ciel, de toutes mes forces, et je mets toute ma concentration à l'épreuve ; par pitié Jenny, j'espère que tu es restée dans la voiture. J'espère que tu as eu trop peur, que tu ne m'aimes pas assez, que tu n'as pas eu assez de courage, et que tu es partie. Que tu ne reviendras jamais, que personne ne t'as vue, par pitié. Mon ventre se tord violemment lorsque je repose mon regard sur le gaillard qui se tient devant moi, et je me rends compte qu'il ne s'est écoulé que quelques secondes, durant ce laps de temps, qui m'a paru durer plusieurs minutes déjà. Plusieurs minutes d'inquiétude – d'angoisse, et mon tourment se voit radicalement brisé lorsqu'une voix inconnue s'élève dans l'ombre, suivie d'un bruit au sol.

We were neurophobic and perfect 
the day that we lost our souls 
Maybe we weren't so human
But If we cry we will rust

Non. Pitié, pas ça. Mon sang ne fait qu'un tour, et je ne sens plus mes membres. Les battements de mon cœur se font maintenant sentir, inquiets et pressés ; j'ai la bouche sèche, et le front trempé par la sueur. Les gouttes perlent au-dessus de mes sourcils, et glissent déjà entre mes paupières, me brûlant les yeux, me brouillant la vue. Le regard de Jenny me brise le cœur, et l'enclume, qui planait à nouveau au-dessus de ma tête, plonge les yeux fermés au fond de mes entrailles. J'essaie de toutes mes forces de la rassurer ; ça va aller, Jenny. Ça va aller. Je te le promets. Je vais nous sortir de là. La sueur m'arrache de violents frissons, et pourtant, il vient seulement de t'emmener, prisonnière, sous mon regard impuissant. Je déglutis à nouveau, et tente de faire glisser le boulet de canon coincé dans ma gorge, en vain. Les deux hommes discutent et, dès que l'objet du délit est formulé, j'arrache mon regard du visage de Jenny. Trop tard, parce que j'ai surpris le regard qu'elle m'a lancé, et la peine, la déception, se peindre sur son visage. Le souffle coupé, je dévisage avec stupeur nos bourreaux. Des menottes. Ils vont nous attacher ici, et attendre que l'on se fasse exploser. Je n'arrive plus à respirer, et je songe, le temps d'une seconde, à me jeter sur eux. Au moindre de mes pas, la lame va s'enfoncer dans la gorge de Jenny. À cette idée, je n'ose même plus regarder ailleurs, de peur de provoquer un élan de panique chez eux. En moins de temps qu'il n'en a fallu pour le dire, elle n'est plus dans mon champ de vision, et je plonge les pieds en avant, dans le vide-ordure.

La descente est difficile, et longue, parce que le tuyau n'est pas très large. Je ne pense plus qu'à une chose : la bombe. La bombe, la bombe, la bombe. Là-haut, les deux types doivent tenir Jenny en joug. Pire, peut-être même s'en sont-ils pris à elle. Je me contorsionne comme un ver, dans le tuyau puant et recouvert de crasse et m'agite dans tous les sens. Je ne sais pas où est-ce qu'un vide-ordure conduit. Je m'imagine une pièce crasseuse et minuscule, et des hommes qui viendraient chercher les ordures tous les matins. Si c'est une pièce, qu'y trouverai-je ? Des hommes, peut-être. Ils vont sûrement récupérer toute leur drogue, et m'abandonner dans la pièce, en tête à tête avec la bombe. Une porte, certainement ? Elle sera fermée. Elle sera fermée, et je serai bloqué ici. Jenny sera en haut, avec ces tortionnaires, et je serai en bas, impuissant, et la bombe fera son affaire. Mon dieu, qu'est-ce que j'ai fait ? Je donne bientôt des coups de pied vers le sol, en me cognant dans tous les sens. Bientôt, une odeur répugnante me monte au nez, et je redouble d'efforts.
Je tombe comme une masse au milieu de quelques sacs poubelles, dans ce qui semble être une benne à ordures. Aussitôt, je me sens stupide ; évidemment, que ça menait à une benne. Je me tourne, me retourne comme un diable sur le plastique crasseux et collant. Des sacs poubelles, des sacs de sport, des pochettes en papier kraft, des sacs en plastique. De tout, mais pas d'ordures, assurément.

Pas de drogue, me dis-je. Ils ne seraient pas assez bêtes pour avoir laissé toute leur marchandise ici. Peut-être n'en ont-ils même pas eu le temps, finalement. J'attrape la bombe, et me jette hors de la benne. Mon corps tombe lourdement sur le sol goudronné.
Les doigts serrés sur l'objet du délit, je me permets une hésitation, sans pour autant en réaliser la portée. Une seconde, deux secondes, le temps passe, et cette bombe n'est pas assez évoluée pour être chronométrée. Je réfléchis, et je pars en courant, comme un dératé. Je cours plus vite que jamais, j'amasse de l'élan, et je la balance, de toutes mes forces, le plus loin possible, le plus haut possible. Je vais mourir. Elle va me péter entre les doigts, et en une seconde, je ne serai rien de plus qu'un amas de chair sanguinolente. Un bout de viande abandonné sur le sol. Dès lors qu'elle a quitté mes doigts, mes semelles crissent contre l'asphalte, et je m'efforce de faire demi-tour, jusqu'à ce que je puisse me réfugier contre le mur d'un bâtiment. Recroquevillé, le visage incliné vers l'explosion imminente, je patiente. La voix de Jenny parvient jusqu'à mes oreilles ; elle s'époumone, elle doit être en proie à une terrible angoisse, et je ne peux même pas la rassurer. Les secondes passent, et rien ne survient, pas un bruit. Rien. C'est au moment où je me décide enfin à me redresser pour rejoindre Jenny, qu'un léger tremblement me parcoure, et qu'elle se fait enfin entendre. Pas très puissante, mais pas très loin non plus. Elle n'était pas violente, mais c'était une explosion. Elle était destinée à une benne à ordure, et elle aurait soufflé plus d'une vie. Ç'aurait pu être nous, me dis-je amèrement. Nos vies.

And I was a hand grenade 
That never stopped exploding 
You were automatic and as hollow as the "o" in god

« Jenny ! Tout va bien ! Tout va bien ici, c'est passé !, hurlé-je, en me répétant plusieurs fois. Tu es seule ? Ils sont partis ? »

Oui, ils sont partis, me réponds-tu. Ils sont partis. J'écarquille les yeux, et me tord le cou, en me retournant violemment. Et s'ils étaient simplement venus à ma rencontre ? En une seconde, je me terre dans l'obscurité, accroupi et prêt à bondir, toujours sous le conduit, à l'odeur infecte. « J'arrive Jenny, je monte dès que je trouve un chemin ! Essaie d'aller à la voiture, enferme-toi dedans, et démarre si y a un souci ! » Je me répète encore, on parle souvent en même temps, dans une cacophonie telle qu'ils n'auraient pas eu beaucoup de difficultés à me retrouver, si tant est qu'ils étaient partis à ma recherche. Ils nous ont abandonnés à notre sort. Peut-être même espéraient-ils que l'on meure avec la marchandise. Je me retourne, et grimpe dans la benne, au milieu de tous ces sacs. Ces deux types, ils voulaient tout protéger, bien sûr. Mes patrons eux, voulaient tout détruire. Et moi, ce que je veux, c'est contenter mes patrons. S'ils apprennent que tout est encore en état, ils vont me tuer. Ils me tueront, et Jenny avec. Quand les autres découvriront qu'il n'y a plus rien dans la benne, peut-être que ce ne sera pas une surprise, après tout. Je me rassure avec les armes qu'il me reste, et j'embarque le plus de sacs possible. Je les regroupe, les uns dans les autres, je me les cale sur l'épaule, je les balance par terre. J'en abandonne sur la route, et pars avec tout ce que je peux traîner avec moi. En pleine errance dans la rue, j'essaie de sonder les bâtiments, et d'imaginer la manière la plus simple de retrouver mon chemin. Comme un enfant, je dessine dans mon esprit des immeubles invisibles, comme si je pouvais deviner ce qui se cache de l'autre côté.

I am never gonna be the one for you 
I am never gonna save the world from you 

Ç'aurait pu être nous, Jenny. Peut-être, finalement, que ce job n'est pas fait pour moi. Je marque un arrêt dans mon trajet à l'aveugle, et me surprends à rêvasser. Peut-être que ce monde n'est plus pour moi, parce que Jenny est à mes côtés, maintenant. Tandis que je suis certain, persuadé même, d'avoir déjà eu des pensées similaires, et qu'un air de déjà-vu titille ma curiosité, j'écoute les miaulements d'un chat aux alentours. J'avais des chats, avant. J'adorais mes petits félins, d'ailleurs. Parfois, ils me manquent. Je me demande s'ils sont toujours de ce monde, si je leur manque aussi, si mes parents les ont gardés à la maison. Lorsque j'étais petit, j'en ai perdu un, et lorsqu'il est mort, j'ai réalisé à quel point la vie était insignifiante. Bien sûr, j'étais trop jeune, ça n'est pas à ça que j'ai pensé, à l'époque ; j'étais seulement malheureux, touché à l'idée que je ne le reverrai jamais, que je n'entendrai plus jamais son miaulement à mes oreilles, qu'il ne se frotterait plus à mes jambes le matin. D'ailleurs, ce qui m'agaçait chez lui, c'était finalement ce qui me manquait le plus. Son corps lourdement endormi sur mes tibias, toute la nuit, ou le fait d'être réveillé le matin par son ronronnement près de mes oreilles. C'est à ça que je pensais, à cet âge.
Ce n'est qu'après, en y réfléchissant davantage, que je me suis rendu compte de notre médiocrité. Et puis, ça m'a fait de la peine. Une peine insurmontable, de réaliser que je n'étais rien, pas plus que les autres, et que ma petitesse était égale à celle de toute la population qui m'entourait. Que mon chat n'était qu'un chat parmi d'autres, et que malgré tout l'amour que je pouvais lui porter, il ne manquerait qu'à moi. Et qu'au bout de quelques jours, je me remettrais à manger avec appétit, qu'après quelques semaines, je pourrais à nouveau rire, sans culpabilité, et peut-être même que je reprendrais à mes côtés un animal à quatre pattes. C'est ça, réellement, qui m'est douloureux. De savoir que personne n'est irremplaçable, et que quoiqu'il arrive, on se remet d'une perte ; souvent. Souvent, on s'en remet. Je m'en voulais de m'en remettre. Peut-être que lorsqu'on ne s'en relève pas, c'est que l'amour et l'attachement étaient trop forts. Une vision, quoique romantique, assez triste.
C'est peut-être ridicule, de bouder la vie, et de s'en vouloir de n'être pas mort avec l'autre. Même un petit peu, quelques parcelles de mon âme partie avec tous les autres. Ceux que j'ai tués, ceux auxquels j'ai survécu, ceux que j'aimais. Ce chat, je l'aimais, me dis-je. Je l'aimais, et au fond, je ne l'oublierai jamais ; peut-être que c'est ça, la beauté dans toutes ces histoires.

Je continue ma route, et mes semelles s'écrasent sur le sol mouillé, sans prendre la peine d'éviter les flaques. Je sens mauvais, je suis crasseux, et maintenant je suis trempé. J'aimerais me flageller pour tout ce que je fais subir à Jenny, j'aimerais que mes chaussettes mouillées précèdent une grosse grippe, durant laquelle j'aurai tout le loisir de réfléchir aux horreurs que Jenny à vécu à cause de moi, fiévreux et fatigué. Elle sera partie, elle ne s'occupera pas de moi, et je cauchemarderai toute la nuit, fébrile. Mon cerveau bouillonnant au fond de mon crâne me ferait revivre tout ce dont je ne suis pas fier. De toute ce qui s'est passé ce soir, rien ne quittera jamais vraiment mon esprit, mais surtout pas le visage, l'expression de Jenny lorsqu'elle a tout compris, lorsqu'elle s'est rendue compte de l'ampleur de toutes mes erreurs. Lorsque j'étais gosse, après m'être lavé les cheveux, j'ouvrais en grand la fenêtre de ma chambre, et je me laissais grelotter, presque pas vêtu. Peut-être que je méritais d'attraper une pneumonie, après tout. Peut-être que mes parents passeraient la nuit à mes côtés, et qu'ils réussiraient à m'éviter de difficiles moment. Parfois. Ou peut-être bien que je ne serais pas désirable, dans un tel état ; la pneumonie pourrait même s'aggraver, et je devrais alors être transporté à l'hôpital. C'était arrivé à une gamine de ma classe. J'avais toujours espéré que mon tour arrive.
Mes pas éclaboussent le sol, à chacun de mes mouvements, et je traîne bientôt la jambe. Je m'en veux, voilà tout. Tous ces souvenirs, pour me faire comprendre, simplement, que je ne suis toujours pas une bonne personne. Jenny ne mérite même pas quelqu'un qui la mette en danger systématiquement. Elle fait déjà ça toute seule, et plutôt bien ; ce dont elle a besoin, c'est de quelqu'un qui sache vraiment la protéger. Pas d'un gamin qui veut attraper une pneumonie pour se punir.

You were my mechanical bride 
You were phenobarbidoll 
A manniqueen of depression

Je tourne, toujours à gauche, parce que je suis absolument certain que c'est le seul moyen de rejoindre la voiture. Et je marche, je marche, sans plus m'arrêter dorénavant. J'ai vraiment froid, et tous ces petits sacs me gênent. Plus que tout, je veux revoir son visage, et savoir qu'elle est en sécurité. Je crois que je longe enfin le bâtiment qui nous a causé tant d'ennuis, mais je ne presse pas le pas. Au contraire, je reste sur mes gardes, et je progresse à nouveau dans l'ombre. Peut-être qu'ils sont revenus, maintenant que l'explosion est loin. Je suis un peu bruyant avec tout ce que je transporte, et plus j'avance, plus mon corps entier se tend, comme un animal aux aguets.
Ce qui m'effraie, c'est de ne pas savoir si j'allais manquer à quelqu'un. Et, si je devais y passer demain, comment réagirait Jenny ? Est-ce qu'elle mettrait encore un peu plus de temps à me vider de son esprit, qu'elle ne l'a fait après notre dispute ? Lorsque je suis rentré dans la voiture, et que l'on s'est revus, tout à l'heure, elle n'a pas vraiment souri, finalement. Elle n'a pas voulu que nous profitions simplement de ce que l'on pouvait s'offrir. Elle n'a pas essayé de me toucher, elle a été si froide. Elle m'avait déjà diabolisé, elle pensait que je l'avais mise à l'épreuve de tracer son chemin sans moi. Et elle m'a prouvé qu'elle n'avait pas besoin de ma présence le moins du monde. Quand je l'apercevais à l'épicerie, elle avait l'air d'être triste, c'est vrai. Mais je ne sais pas ce qui la rendait triste, parce que nos retrouvailles n'ont pas été heureuses. Peut-être qu'elle cherchait simplement à m'observer, de loin à son tour et, alors, elle serait partie sans demander son reste. J'ai fait le premier pas, et je ne saurai jamais si elle serait sortie de la voiture si je ne l'avais pas fait.

I am never gonna be the one for you
En fait, je ne prends même plus la peine de me cacher. Je me découvre peu à peu, j'émerge de l'obscurité, et me dirige tout droit vers la voiture. Si je dois y passer ce soir, j'y passerai. Je ne me cacherai plus. Et si je meurs, Jenny me pleurera quelques jours, avant que je ne tombe aux oubliettes.
Je lâche bruyamment tout ce que je gardais avec moi devant la portière arrière, que j'ouvre. J'y balance paquets et argent, avant de prendre place sur mon siège. Le silence qui règne dans l'habitacle est un véritable soulagement pour moi, et j'ai l'impression de redescendre sur Terre, de toucher à nouveau le sol. Comme une gifle, muette et implacable. Les secondes passent, mes yeux me brûlent, mais je n'ose pas y presser mes doigts, crasseux.

« J'ai tout récupéré. On peut tout brûler, la distribuer aux toxicos du coin, la vendre... La donner à mes patrons, je sais pas. Je pouvais pas la laisser en bas, ils me l'auraient pas pardonné., dis-je d'une voix blanche. Les secondes passent, pendant lesquelles je n'ose pas prononcer un mot de plus. Tu sais... La fusillade, au lycée. C'était pour laisser une trace de mon passage ici. Je n'arrive pas à concevoir que la vie ne se résume qu'à... ça. Faire son bout de chemin, et crever dans son coin. Ou entouré, de toute façon, ça n'y change rien. Tu en penses ce que tu veux, mais j'ai besoin de savoir qu'on pourra se souvenir de moi... après. »


This isn't me I'm not mechanical 
I'm just a boy playing the suicide king
Why am I the suicide king ?

M. Manson

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Mer 25 Mar - 17:13

Jugeant qu'il n'y a pas péril en la demeure,
Allons vers l'autre monde en flânant en chemin
Car, à forcer l'allure, il arrive qu'on meure
Pour des idées n'ayant plus cours le lendemain.
Or, s'il est une chose amère, désolante,
En rendant l'âme à Dieu c'est bien de constater
Qu'on a fait fausse route, qu'on s'est trompé d'idée,
Mourons pour des idées d'accord, mais de mort lente

La cacophonie incompréhensible de leurs verbes qui s'entrecroisent et s'entrechoquent, interrompue par un battement de tambour. Étouffé, à peine audible, assourdissant pourtant. Une explosion dans le ventre de Jenny, qui déchire ses tripes et la laisse sans voix, une petite seconde, comme une mort subite. Un hurlement perce ses lèvres et la ranime, strident mais pas plus fort qu'un gémissement. Étranglé entre deux cordes vocales, il laisse à peine passer un sifflet d'air; déjà elle se vautre dans le conduit du vide ordure, écrase ses côtes sur le bord de la trappe, les bras battant frénétiquement le tuyau pour s'y frayer un passage. Pas mort, pas ça. Et la voix de Cassidy interrompt la déferlante de sa panique, comme une falaise écrase les vagues et laisse une gerbe d'écume nettoyer le reste sur son passage. Haletante, tremblante, elle laisse le vertige passer une nouvelle seconde, emporter avec lui le sifflement sonore dans ses oreilles, de sa tension montée en flèche pour chuter aussitôt de plus belle.

" Je descends avec toi ! Je descends ! " elle s'essaye dans un balbutiement maladroit, enjambant déjà le bord de la trappe, interrompue par ses consignes.

Elle n'en a pas envie. Elle n'a pas envie de l'attendre encore, de passer dieu sait combien de minutes dans cette voiture à se demander s'il est toujours vivant. C'est trop répétitif, cette histoire, et le cercle commence à se vicier. Il pourrait mourir dix fois d'ici à ce qu'il la rejoigne, et elle ne serait pas là, et elle ne retrouverait son corps qu'une fois profané par une ordure avide de sang, de quelque chose à arracher. Jane a essayé de les ignorer. Elle a essayé de toutes ses forces, de se convaincre que toutes ces choses ne grouillaient pas à la surface, qu'elle les avait rêvées, qu'il n'existait pas des bêtes capable de dévorer sans retenue, sans nécessité. Mais elle ne peut plus, maintenant. Les oeillères sont tombées, de gré ou de force. Et ces choses, leur existence, ça lui est insupportable. Pas si celle de Cassidy est impossible à ignorer aussi. Ce n'est tout bonnement pas compatible avec son imagination trop prolifique, ses efforts infructueux à ne pas le voir se faire déchiqueter cinq, dix, quinze fois à la seconde. Haletante, Jane arrache son corps à la trappe et se laisse couler au sol, le dos acculé au mur, l'esprit en berne. Elle compresse ses paupières dans un frisson compulsif.

Ce n'est pas si compliqué, comme puzzle. Il suffit de le remettre en forme. Si seulement le bourdonnement dans ses oreilles pouvait s'arrêter. Juste une petite seconde.

Le flingue a disparu. Ils ont pris le temps de le ramasser dans leur fuite. Son couteau en main et la paire de menottes dans la poche, Jane avale les couloirs en rasant les murs, les yeux rivés sur les fenêtres pour espérer apercevoir deux silhouettes en fuite au dehors. C'est sûrement trop tard. Ou alors ils se sont seulement réfugiés ailleurs, dans un autre couloir, pour attendre de voir passer la secousse. Ce n'étaient que des hommes de main et c'est l'idée de ne pas avoir encore croisé le cerveau de cette affaire qui devrait sans doute l'inquiéter le plus, ou celle de ne pas savoir dans quel camp il se situe. Il y a une hiérarchie entre les murs de ce quartier. Une hiérarchie triviale mais une hiérarchie quand même. Et tout ce qu'ils peuvent espérer, maintenant, c'est d'être les missionnaires du bon côté des forces. Et quand bien même ce serait le cas, ça n'arrange pas celui de Johnny-Jane. Elle a un compte à régler, après tout. Elle n'a pas oublié qu'un homme lui devait sa vie dans cette histoire, pour avoir essayé de jeter celle de Cassidy aux ordures avec une bombe entre les mains. C'est le seul moyen. Le seul moyen de se sentir à nouveau en paix, de ne pas le voir mourir chaque fois que ses yeux clignent. C'est un avertissement, qu'ils doivent envoyer ce soir, ou être tués dès le lendemain. Et ce fil conducteur est encore la seule chose qui a permis à Jane de se remettre sur ses jambes. Parce qu'il nourrit aussi l'autre alternative, celle qui anime son ventre, à défaut d'apaiser son âme. Celle que si Cassidy ne la retrouve pas ce soir, elle saura par où commencer ce qui la fera vivre après lui. Exister du moins. Exulter ses passions jusqu'à ce qu'elles la détruisent d'elles-mêmes. Elle l'a déjà fait, deux fois, et elle peut le refaire.
Au diable son âme s'il n'est plus là pour la chérir.

Des cris derrière une porte longée avec la même précaution que les autres l'arrachent aux flots de sang déferlant dans son crâne. Jane s'immobilise dans un ressaut instinctif. Le couteau levé près de son visage, elle fixe la porte, d'où les cris émanent toujours. Des pleurs, aussi. Des voix trop aiguës pour venir des deux balourds qui les ont laissés là. Prudente, elle s'avance, colle son oreille contre le bois gondolé. Sa main s'empare de la poignée en silence et la tourne lentement, sans succès. Aussitôt, les cris s'élèvent de plus belle, quelques sanglots s'interrompent pour s'ajouter à la mêlée cacophonique. Certains mots s'évadent jusqu'à ses tympans, dans une langue qu'elle comprend à peine. Elle finit par entendre deux ou trois verbes d'espagnol, des appels à l'aide. Le coeur tambour battant, Jane s'emploie à ouvrir avec plus de vigueur. Face à l'échec, elle ramasse son épingle retournée à ses cheveux et s'accroupit sur la serrure vétuste qui fait office de cage aux filles à l'intérieur.
Elle entend à peine le déclic libérateur qu'elle est poussée au sol par cinq ou six filles paniquées, le torse nu, un masque médical descendu sur leur menton, ruée surréaliste vers la sortie la plus proche. Elles auront entendu l'explosion, sans doute, abandonnées comme du bétail à un sort funeste par les lâches qui leur servaient de responsables, derrière une porte close. Les fesses par terre, Jane relève les yeux vers la pièce exiguë, enfumée, où de la poudre s'étale sur une grande table, à l'air libre d'un côté et en petits tas de sachets de l'autre. Dans un soupir épuisé, elle se remet sur ses jambes et repart comme elle est venue, abandonnant là des dizaine de milliers de dollars en Coco.

Des idées réclamant le fameux sacrifice,
Les sectes de tout poil en offrent des séquelles,
Et la question se pose aux victimes novices:
Mourir pour des idées, c'est bien beau mais lesquelles?

Le petit poste de radio laisse échapper un air entraînant, chanté par la voix cristalline et infantile de la dernière célébrité en date. Il y a une des filles, quelques dizaine de mètre plus loin, enveloppée dans la couverture que Jenny est allée lui donnée. Planquée dans un recoin de mur, l'oreille accrochée à un téléphone volé, elle baragouine quelques couinements espagnols entre deux sanglots, que recouvre la voix utopique du poste de radio. Les yeux rivés sur sa silhouette tremblante, Jane y oublie ses inquiétudes autant qu'elle se martèle l'âme de ne pas pouvoir l'aider d'avantage. Elle ne va pas mettre une ouvrière de la drogue sur sa banquette arrière, pas quand elle n'a aucune idée du nombre d'heures ou de jours qu'elle va passer à attendre. Dans un grognement frustré, la jeune fille tique et ancre une énorme brique de jus d'orange à ses lèvres. Un flux d'acidité sucraillée contre ses papilles lui calme les nerfs une seconde et elle s'arrache à la contemplation de la fille pour surveiller les alentours. L'angoisse se rappelle à ses muscles, la laisse inerte derrière son volant, à sentir ses entrailles se pétrifier au sein de son ventre.

Une angoisse que l'aisance avec laquelle Cassidy entre dans la voiture rendrait burlesque...

Encore s'il suffisait de quelques hécatombes
Pour qu'enfin tout changeât, qu'enfin tout s'arrangeât
Depuis tant de grands soirs que tant de têtes tombent,
Au paradis sur terre on y serait déjà.

Jenny met quelques secondes de silence à comprendre ce qu'il vient de dire, à franchir le fossé entre l'intensité de ses peurs et la tranquillité pratique de cette scène. Elle réalise à quel point ils se sont enveloppés de silence depuis leurs retrouvailles, comme la violence des émotions qui les ont traversés s'est fait enrober dans un cocon plus confortable à assumer. Sonnée, choquée, elle le contemple en silence, de longues secondes. Tout à coup, elle se souvient qu'elle ne l'avait pas vu depuis des semaines. Un sourire pâle tord un instant sans bouche fébrile. Un rire secoue la cage thoracique qui emprisonne un coeur atrocement mis à mal ces dernières heures. Et c'est une série de sanglots compulsifs qui la prend tout à coup, la gerbe trop forte d'une émotion brutalement privée de son anesthésie.

Le visage écrasé dans ses paumes, elle pleure ce qui lui semble être toute l'eau de son corps, longuement, le corps asséné d'une douleur délicieuse. Elle rit, aussi, entre deux coulées de larmes, quitte enfin le brouillard démentiel qui l'a anéantie pendant des jours avec un soulagement trop grand pour être expliqué. Dans un spectacle aberrant de convulsions et de mouvements involontaires, Jenny renoue avec son corps.

" Ma grand-mère mettait des glaçons dans notre thé. " elle balbutie après de longues secondes, indifférente à l'endroit où ils se trouvent, les larmes et la morve écrasées dans un mouvement de sa manche sur son nez. Vibrante, elle laisse aller sa joue sur le tissu bon marché de son siège et lève les yeux vers lui dans un sourire ressuscité, entre deux ravalements de larmes. " Je me souviens de leur claquement quand ils entraient dans l'eau chaude. J'adorais ce bruit. Je boudais quand elle ne m'attendait pas pour les plonger, et elle me répondait toujours qu'entendre les glaçons claquer se méritait, qu'il fallait se lever pour ça. " son regard se tourne vers la fenêtre derrière Cassidy et son sourire se fait songeur, sa mémoire retrouvant les souvenirs de sensations plus chaleureuses. " On les regardait fondre. Parfois, j'étais impatiente, je buvais mon thé avant qu'ils aient fini, et je me brûlais. Et elle me disait Jenny, ne sois pas si pressée, les glaçons vont fondre. Il faut leur laisser le temps de fondre. "

Et Jenny avance le buste vers Cassidy, assez pour pouvoir lever la main à son visage, caresser la ligne de sa pommette et descendre contre sa mâchoire, emprunte de la délicatesse du monde, le mouvement de ses iris épousant celui de ses doigts.

" Je me souviendrai de toi. Et mes enfants, et mes petits enfants se souviendront de toi. "

D'un mouvement souple, elle délie son corps et quitte son siège pour rejoindre ses genoux, passant le règlement d'usage pour cette fois, que son besoin de retrouvailles ne saurait tolérer. Elle a besoin de le toucher pour savoir que c'est réel. D'être contre lui pour arrêter de se sentir si lointaine. Les cuisses en travers des siennes et le dos tordu pour lui faire un peu face, elle savoure le tambourinement de son coeur dans un sourire plus présent, l'appui de son torse contre son buste, qui sent comme un retour à la maison. Jane passe une main fugace dans les cheveux de Cassidy, s'électrise sur leur texture et souffle dans un murmure, délicate.

" On ne sait pas, tu sais ? Peut-être que dans vingt ans, on sera encore tous les deux, et qu'on aura des enfants. Peut-être qu'on sera mort. Peut-être aussi que tu seras loin de moi, et que tu ne te souviendras plus, que tu te demanderas qui était cette fille bizarre avec un prénom si facile à retenir et si simple à oublier. Et moi je te chercherai dans la rue, avant de me souvenir que ce n'est plus toi que j'aime. "

Sans tristesse pour ces propos que l'on pourrait penser funestes, elle se laisse couler contre le corps sur lequel elle est assise et appuie son front sur sa joue, les yeux clos de longues secondes.

" Laisse-toi le temps de le découvrir, Cassidy. Et laisse-moi le temps de l'imaginer. " De se figurer tout sauf des images de mort, des futurs dans lesquels il sera heureux, vieux et glorieux, même si ce n'est pas avec elle. Des futurs où il existe, quelque part. Ses doigts cherchent les siens pour les entrelacer et forcent sa paume à se déposer sur sa joue, d'autorité, respire ce contact comme on renoue avec son âme. " Pour l'instant, j'ai besoin de toi pour vivre. Pas pour me débrouiller ou pour manger, ou pour être en sécurité. Je peux pas te laisser penser ça. Pas après... " Un silence, une seconde. Un frisson de pensée qu'elle balaye, aussi facilement qu'une mouche, plus facilement que jamais ces dernières semaines. " Mais j'ai besoin de toi pour être en vie. "

Jane tend le visage pour déposer un baiser au coin des lèvres de Cassidy et l'enfouit enfin au creux de sa gorge. Les paupières closes, elle écoute quelques secondes le battement enfin réuni de leurs coeurs, sans synchronicité aucune mais mus d'une interdépendance indéniable, cette harmonie non conventionnée des deux rythmes qui ne battent pas la mesure, avant d'exulter dans un soupir calme.

" Serre-moi dans tes bras, maintenant... On ira les tuer plus tard. "

Mais l'âge d'or sans cesse est remis aux calendes,
Les dieux ont toujours soif, n'en ont jamais assez,
Et c'est la mort, la mort toujours recommencée
Mourons pour des idées d'accord, mais de mort lente,
D'accord mais de mort lente.

*Georges Brassens

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Mer 29 Avr - 21:48

Ton foutu rire me glace tout entier, avant qu'un long frisson ne parcoure mon échine. Je n'ose déjà plus poser le regard sur toi, et je ne sais jamais vraiment si tu pleures, ou si tu ris. Encore une fois j'ai eu la mauvaise réaction. J'ai le sentiment de n'ouvrir la bouche que pour balancer des bourdes, et je m'en veux terriblement. Cette situation me met mal à l'aise, et à chaque son que tu produis, mon corps se tend un peu plus, appuyé contre la portière. Comme dans un désir brûlant de m'extirper hors du véhicule, j'incline encore davantage le visage, la tempe plaquée contre la vitre, si froide que chacun de mes souffles y dessine un petit cercle de buée. Au-dehors, je crois apercevoir une silhouette féminine s'éloigner, et je plisse les yeux, incertain de cerner les détails de sa tenue, qui m'interpelle. Je m'efforce de regarder autour de nous, de me laisser aller à rêvasser, pour ne t'écouter que d'une oreille distraite et légère, lorsque tu me parles de ta grand-mère. Je fais de mon mieux pour ne pas lire entre les lignes, comprendre ce que tu essaies de me dire, pour ne pas t'imaginer enfant. Pleine d'illusions, joyeuse et l'esprit tranquille. Pas désabusée, pas encore abusée, lorsque le fait de ne pas porter de culotte signifiait simplement que tu l'avais oubliée dans son tiroir. J'aime à imaginer que les enfants sont empreints de cette pureté si naïve, qu'ils n'imaginent pas une seconde pouvoir heurter quelqu'un. Qu'écraser des insectes, c'est seulement s'éloigner d'une bestiole laide et effrayante, pas de réduire à néant toute une petite vie, si insignifiante soit elle. Qu'écouter aux portes, ou répéter un secret, ça ne peut vraiment blesser personne. 

Tu t'avances finalement vers moi, et je me redresse avec lenteur, sans réussir pourtant à croiser enfin nos regards. Je ne veux pas que tu penses que je cherche à te fuir, mais je suis traversé d'un violent frisson lorsque tu laisses courir tes doigts sur ma peau, et je me tortille sur mon siège, comme un animal pris au piège. C'est ce que je ressens, et c'est douloureux à admettre. Je me sens bloqué, coincé ; la situation n'a absolument pas pris la tournure à laquelle je pouvais m'attendre. Je sens tes yeux me caresser tout entier, comme une seconde atteinte physique, et je garde résolument les yeux baissés. Mon visage est chaud, ma peau se pigmente d'une teinte rose, cramoisie d'ici quelques minutes. J'ai honte de une telle réaction, et cette gêne accélère encore le processus. D'insidieuses petites mains viennent me pincer le cœur lorsque tu reprends la parole. Mes paupières se ferment brièvement, comme pour balayer tout sous-entendu. Tes enfants seront les miens, tu n'auras pas l'occasion d'en faire avec un autre. Je sens mes lèvres frémir, puis se contracter, pincées. J'aimerais te le dire. J'aimerais, Jenny, mais je n'y arrive pas. 
J'enfonce mon corps dans mon siège, presque incrusté dans le tissu. Mes bras, impuissants, reposent le long de mon corps, et tu as tout le loisir de t'installer au plus près de moi. Finalement, je n'ai plus le temps d'être mal à l'aise, ni l'occasion. Je dois me laisser aller. Je dois me laisser aller. Tu m'aimes, et je sais que tu me désires. Parce que tu m'aimes. Ton amour est propre, pur, il ne ressemble en rien à ce que j'ai pu connaître. En rien. Mais le plus important, ça n'est peut-être pas que tu m'aimes. C'est que je t'aime aussi. Je monte une main hésitante contre ta cuisse, puis ta hanche, que j'effleure avec fébrilité, avant qu'elle ne trouve place sur la courbe de ta taille. 

Ton buste collé au mien, tes jambes en travers des miennes, tes doigts dans mes cheveux... Mon pouls s'intensifie, et je monte sans y penser mon autre main dans ton dos. Du bout des doigts, je caresse ton échine, t'appuie finalement un peu plus contre ma poitrine en pressant ma main contre ton omoplate. Ton souffle s'écrase contre ma peau, et me chatouille avec indifférence. Dans vingt-ans... Nos doigts s'emmêlent, je te laisse opérer avec toute cette délicatesse, et ta joue chaude est bientôt au creux de ma main. Les paupières closes, je me laisse aller à un léger soupir, rêveur ; ta voix est douce, et malgré la tristesse qui suinte de tes paroles, un bref sourire éclaire mon visage fatigué. Peut-être bien que nous serons encore ensemble. Je n'y ai jamais vraiment pensé, me dis-je, mais pas parce que je ne le désire pas. Je crois que je ne sais pas pourquoi je n'y ai jamais pensé. Peut-être que je ne veux pas d'enfants. Après tout je ne m'imagine pas à vingt-cinq ans. Je n'avais jamais pensé atteindre la vingtaine, ma vie était supposée s'arrêter bien avant. Mais ce que j'avais à accomplir, je l'ai fait, et j'y ai finalement survécu. J'ai traversé le pays, sans davantage d'encombres. Je t'ai rencontrée, je t'ai aimée. Ici, j'ai réussi à vivre. Encore. Finalement, je suis peut-être fait pour vivre encore un peu. 

Ton baiser laisse une marque, chaude et douloureuse, sur mes lèvres. Lorsque le silence se fait, et que le temps s'écoule, je peux ressentir certains battements de ton cœur contre ma poitrine. Et, brusquement, sans que je ne puisse en trouver la cause, le mien s'agite comme une bête en cage, mes yeux humides me brûlent comme de l'acide. Ton cœur, ta peau, ton corps. Ce souffle sur ma peau, les longues mèches de cheveux qui me chatouillent, le battement d'un cœur qui ne m'appartient pas, sans ménagement. Ma main s'éloigne de ta joue et se délie de force de la tienne, pour refermer ses doigts sur tes côtes, contre ton épaule fragile, ta nuque chaude et frémissante. Je sers mes bras contre toi, je te presse littéralement, et enfouis mon visage contre tes cheveux, que j'embrasse du bout des lèvres. Je me tords pour qu'elles rejoignent ta tempe, ton front, et mes bras qui t'enclavaient se font directeurs. Ton corps souple et léger est bientôt mien, et j'emploie la plus grande délicatesse pour contenir la brusquerie que mon empressement serait enclin à éveiller. Tes jambes m'entourent et m'enlacent, et mes doigts se fraient un chemin sous ton t-shirt, se pressent sur ta peau fine, et ressentent chacun de tes frissons. Le creux de tes omoplates, ta cambrure exagérée par cette position, la chute de tes reins ; je t'appuie toujours contre moi, ton ventre flirte avec le mien, dans lequel semble brûler une sensation qui, si elle ne me semble pas étrangère, me tord les boyaux. 

Je laisse mon visage caresser ton buste, mon souffle s'insinuer sous le tissu de tes vêtements, jusqu'à atteindre finalement tes lèvres. Un baiser furtif, puis un autre. Ces semaines d'absence ne m'ont pas aidé à surmonter cette gêne, et j'ai le sentiment de repartir de très loin. Pourtant, je me fais violence, et embrasse à nouveau tes lèvres, ta joue, ta mâchoire. Ta peau douce et tiède m'avais manquée, et j'ai finalement l'impression de la retrouver, ce soir, après un éloignement forcé. Ce sentiment me procure un élan de confiance, un souvenir enfoui dans mes entrailles, que j'extirpe avec aisance, et hâte. Lorsque mes lèvres se posent sur ta clavicule, je m'autorise un souffle, puis deux, et j'appuie ma joue contre cet os, saillant, recouvert seulement d'une peau fine et rougie par le frottement de mon visage. Un soupir, comme une brèche dans la violence que je m'inflige, pendant laquelle mes mains n'ont de cesse de passer sur tout ton corps, tandis que je saisis enfin ce que tu me disais, il y a quelques minutes. Enfin, j'ai l'impression de comprendre. Pendant que mes doigts se resserrent ici et là, glissent le long de tes jambes, ou caressent avec douceur tes cheveux. Tu es là, tu es à moi, tu m'appartiens toute entière. Je t'aime, je vais t'aimer, je vais te garder au fond de mon ventre, pour ne jamais plus perdre de vue que tu es là. Avec moi, pour moi, en moi. 

Mon ventre cuisant me fais bientôt souffrir, pourtant mon visage se balade simplement au creux de ton cou, presque avec défi. Je m'emplis de cette odeur, toute particulière et unique, que j'avais perdue. Je ne te retrouvais plus, ni dans les vêtements que tu avais oubliés chez nous, ni dans les draps, ni dans mes souvenirs le plus profonds. C'est avec une amertume que le désir balaie aisément que je réalise simplement que je m'étais peut-être évertué à ne plus m'attendre à te retrouver chez nous. "Tu m'as manqué", dis-je en un souffle, mes lèvres côtoyant les tiennes, fébriles. 
Je n'ai presque plus d'embarras à t'embrasser, ta peau sur la mienne ne m'arrache que de fiévreux frissons, et tes doigts ne me chatouillent plus à chacun de leur passage sur mon corps. Lorsque nos corps s'éloignent, ce n'est plus que pour que l'on se dénude, minute après minute. Je réapprends à supporter, à aimer, à avoir besoin de ton contact. J'apprends à le dissocier du reste, de tout ce dont je m'embarrasse et qui me bloque si violemment. Tu ne peux me faire que du bien, et je fais tout pour laisser mon corps s'enflammer, désirer ardemment le tien.  

******

Le bruit de mes pas est complètement couvert par le brouhaha agité qui règne tout autour de moi. Aujourd'hui, pas de travail, pas de client, pas d'armes, rien. Seulement Jenny. Jenny, le calme, la tranquillité. Les vacances. Je pense que nous en avions besoin. On ne peut pas se retrouver tout à fait, dans un environnement pollué et sombre, au sein duquel ne règne que le chaos. Au fond, c'était bien ce qui se passait Jenny, il n'y avait que de la folie et des monstres, tout autour de nous. Nous ne pouvions plus évoluer. Je ne pouvais pas m'abandonner à tout ce que tu me proposais, et tu ne pouvais pas toucher du bout des doigts ce que tu recherchais tant en moi. 
Quelques bricoles, et nous prendrons la route. Tandis que je progresse dans la rue chaude et largement éclairée par le soleil, le bruit retentissant d'une sirène me fait grimacer. Les voitures se bousculent, dégagent la route, et laissent passer les urgences à toute allure. Immobile, comme bloqué sur le trottoir, je les regarde partir, au loin. Jusqu'à ce que la sirène ne soit plus qu'un murmure, que le véhicule ne disparaisse de mon champ de vision. Interloqué, je n'avance plus, et un terrible sentiment semble glisser tout au fond de mon ventre, lourd et glacial. Autour de moi, personne n'a pris, ne serait-ce qu'une seconde, pour observer ce qui se passait, je semble être le seul à être mal à l'aise. La sirène résonne dans mes oreilles, pourtant, elle est maintenant loin. Gêné, je reprends ma route, et suis frappé en pleine poitrine par la présence d'un autre véhicule des urgences, devant le bâtiment d'en face. Des drames, il y en a tous les jours, ici, je ne sais pas pourquoi je suis interpellé. J'ai un pressentiment, qui me laisse ce goût amer dans la bouche, et me laisse vide de toute explication. 

Une heure plus tard, je suis vraiment mal à l'aise, j'ai ce terrible poids qui m'écrase les tripes, et celui qui me coince la gorge me rend nauséeux. Il faisait beau, je n'ai plus de travail pour les jours à venir, personne ne pourrait nous empêcher de partir, j'ai déjà réservé nos nuits, et pourtant, je sens que quelque chose ne va pas tourner rond pendant notre weekend. 
À la maison, je t'aide à préparer nos bagages, dans un état second. Après tout, pourquoi pourrions-nous partir, et profiter simplement de la vie, Jenny? Ça ne nous ressemble pas, et le karma nous abhorre, la vie nous méprise Jenny, le destin aime à se jouer de nous... Je ne sais plus quoi penser. Tu me dis souvent que je suis trop terre à terre, mais je ne contrôle plus rien, et cette sensation me rend irritable. Je deviens paranoïaque. Et s'ils n'étaient pas loin? Ceux de l'autre nuit? L'eau a coulé sous les ponts, paraît-il. Mais l'eau ne coule jamais sous les ponts de ces gens-là sans emporter avec elle cadavres et ordures. Jamais, Jenny. 

" Jenny... Tout ça... Est-ce que c'est une bonne idée? "

**************

Un verre de whisky plus tard, je me sentais déjà moins angoissé. Le fait d'avoir partagé mes inquiétudes avec toi à tout effacé de mon esprit ; en fait, je me suis rendu compte que j'étais peut-être allé un peu trop loin, sitôt que les mots ont franchi la barrière de mes lèvres. C'était un peu ridicule, finalement, me dis-je à nouveau en appuyant sur le frein. La route est houleuse, en terre, mais les secousses semblent t'amuser. Un sourire sur le visage, je ne vois plus tout à fait ce qui m'inquiétais auparavant, et je n'ai plus qu'une hâte : arriver à l'hôtel. Tu as pris de jolies robes avec toi, j'ai mes vêtements les plus élégants. C'est amusant parfois, d'être un peu différent de ce que l'on a à offrir tous les jours. De toute façon, j'ai dit à la réception de l'hôtel que nous venions pour notre anniversaire de mariage, et que j'attendais de leur part le plus grand calme, et leur chambre la plus romantique. 
J'essaie d'être davantage détaché, plus léger qu'avant, comme tu me l'as conseillé. Malgré tout, la voiture me rappelle indéniablement à la soirée que nous y avons passé, que j'aborde avec quelques rougeurs. 

Lorsque nous arrivons finalement à l'hôtel, après deux bonnes heures de route, je me sens bien. Les tracas, les drames, l'horreur sont restés derrière nous. Une main dans la tienne, l'autre tirant notre petite valise, nous avançons sur le chemin en pierre, irrégulier. Entre les grosses pierres, l'herbe a continué à pousser, et les petites touffes disséminées ici et là ont un côté cocasse, un peu ridicule. Mais l'air sent bon ; je crois que c'est parce qu'il ne sent rien, si ce n'est la nature. De petits insectes volants tournoient devant nous, et le vent caresse avec douceur les feuilles des arbres, qui bruissent délicatement. Demain, nous entendrons des oiseaux, et nous profiterons de l'odeur délicieuse d'un petit déjeuner servi, qui a ce goût si particulier parce qu'il a été préparé par d'autres, uniquement pour notre bon plaisir. Le coeur léger, je serre mes doigts autour des tiens, et nous pénétrons dans l'établissement. 
Si j'en crois le site internet, il n'y a que six chambres ici. Pas de couloirs interminables aux portes qui claquent, pas d'ascenseurs, pas de personnel différent chaque matin. Non, c'est familial, c'est chaleureux, c'est tout ce dont j'avais besoin. 

Notre chambre était accueillante à souhait, chaude et boisée. La petite cheminée me rappelait de délicieuses soirées d'hiver, devant laquelle je te les racontais, avec légèreté. Nous pourrions voyager, t'avais-je proposé. Visiter l'Angleterre, puis la Russie. Ou la France, l'Italie, l'Allemagne, peu m'importait, finalement, tant que nous bougions, que nous voyions autre chose. Je pense que nous parviendrons toujours à retomber sur nos pattes. 
Nous avions devant nous quatre jours, un long weekend, durant lequel nous avions été de promenades en pique-niques, de fraîches baignades dans la rivière en cueillette de châtaignes. C'était très cliché, mais j'en avais besoin. Je ne pouvais plus supporter la tension permanente qui avait régné dernièrement. En ville, entre nous, au fond de mon crâne. C'était fatigant. Ici, j'étais bien. Je ne pensais plus qu'à nous, qu'au repas du soir, qu'aux braises de la cheminée que nous devions raviver.  Tu avais raison, Jenny, sur toute la ligne. Je ne m'en suis pas caché, je te l'ai dit. Nous avons beaucoup discuté, nous avons profité l'un de l'autre, nous avons vécu une véritable vie de couple. Nous nous sommes retrouvés. 

C'est pour ça que ce soir, je me sens si bien. C'est notre dernière nuit ici, et je suis même un peu déçu à l'idée de rentrer, dès demain. Je descends rapidement les escaliers, en ajustant ma chemise, et j'espère ne pas avoir inversé les boutons entre eux. Je me suis préparé rapidement, parce que je ne voulais pas perdre trop de temps à m'habiller. Nous ne sommes pas tout à fait en avance, et je rejoins une table dans la salle à manger pour signifier notre désir de prendre un repas. La salle est plutôt spacieuse. Leur effort afin d'introduire un peu d'intimité dans la pièce assez réussi, et nous n'avons pas le sentiment de manger au restaurant. Quelques minutes, et tu vas bientôt me rejoindre. Pendant ce temps, je laisse courir mon regard dans la salle. Un couple de quinquagénaires termine son dîner derrière une alcôve, et je reste rêveur quelques secondes. Ce pourrait effectivement être nous, un jour, qui sait. Ils sont élégants, et leurs mains se touchent, dans un élan d'intimité gracieuse, délicate. Presque gêné à l'idée de les importuner, je laisse balader mon regard droit devant moi, toujours pensif. Je ne peux cependant pas m'empêcher de me projeter au sein de la petite famille de trois, qui semble attendre un plat, devant leur table vide de toute assiette. Un léger sourire sur le visage, je laisse mes doigts courir sur ma serviette en papier, et en dessiner la pliure, tout en les observant discrètement. 

La petite fille du couple doit avoir huit ans, peut-être neuf. Ses parents ont l'air d'être heureux, eux aussi semblent apaisés, tout simplement reposés. Je rêvasse, sans vraiment savoir si j'aimerais avoir des enfants un jour. Certains en sont sûrs dès l'adolescence, d'autres laissent la vie faire ce choix pour eux. J'ai besoin de savoir si j'aurai ce désir un jour, tout de même. Je pense qu'avec Jenny, je l'aurai. Peut-être que nous serons comme ce couple, me dis-je en voyant la femme se diriger plus loin, et ainsi quitter sa table. L'œil presque vitreux, je regarde devant moi sans pour autant regarder ce qui s'y passe, les lèvres toujours étirées en un sourire serein. Nous serons peut-être comme eux, nous aussi. L'homme se penche vers sa petite fille et dépose un baiser sur sa joue, tandis que mon cerveau se glace. Je sens mon sourire s'évanouir lentement, et s'effacer de mon visage lorsque sa main disparaît sous la table. Je me relève brusquement et me cogne violemment contre la table, lorsque tu apparais devant moi, les cachant de mon champ de vision. 

"Jenny..., balbutie-je, avant qu'un silence ne s'impose à moi. Je reviens."

Je ferme brutalement la porte des toilettes sur moi, et fais glisser le verrou avec fébrilité. Je l'ai vu. Je l'ai vu dans ses yeux. Cette gamine se fait molester, j'en suis certain. Cette main qui glisse sous la nappe, ce baiser humide et répugnant, et son regard perdu. Ce visage juvénile et innocent, et son père qui a patienté jusqu'à ce que sa femme ne s'éloigne... 
Penché au-dessus de la cuvette des toilettes, je laisse se déverser ce qui me retournait déjà le ventre, et essuie brièvement mon visage avec du papier toilette. Je dois l'aider. Mais ça n'est pas mon rôle. Et si je me trompais? Je vais gâcher notre weekend. Mon esprit fourmille d'inquiétudes, auxquelles je n'ai pas la réponse. Je passe un peu d'eau sur mon visage et me rince la gorge, fiévreux. Lorsque j'aperçois mon reflet dans le miroir, rien n'a jamais été plus clair. Je me regarde, et je sais que je ne pourrais jamais plus le faire, si je n'agis pas. 

Je sors des toilettes avec brusquerie et empressement. Leurs plats n'ont pas encore été servis ; j'aperçois le visage interrogatif, presque inquiet, de Jenny. Je la rejoins, et ma croupis près d'elle, mon regard résolu planté dans le sien. 

" Jenny, je suis désolé, dis-je à voix basse. Je dois le faire. C'est un malade, je dois l'en empêcher, je dois faire quelque chose, il la violente, Jenny. Je vais le tuer. "

Je me redresse en un bond, et me jette sur l'enfant, assise à table. Je l'arrache à son siège, et passe mes bras sous ses aisselles. Sa mère se met à crier, son père aussi. L'enfant se débat, mais je m'élance en avant, et mes grandes enjambées me mènent déjà aux escaliers, aux pieds desquels j'abandonne le corps chétif à son sort. Je n'entends plus rien, mes oreilles bourdonnent, tandis que je rebrousse chemin. Comme une bête, j'abats mes mains sur la poitrine du monstre, de toutes mes forces. Il vacille, et je tombe en avant, nous entraînant tous deux dans ma chute. Je lui grimpe dessus, comme un chien battu se retournerait sur son maître. Mon poing serré, hargneux et vindicatif, s'élève comme une épée de Damoclès au-dessus de lui, comme le jugement final du pêcheur, comme la foudre se jette dans l'océan, et je ne m'entends plus hurler. Je le questionne, tant qu'il n'a pas le temps de répondre, mais je ne veux pas de ses réponses. Il l'a fait, c'est tout ce que je sais. Je le sais, je le sens tout au fond de moi. Des bras s'approchent de moi, et mon poing fond avec violence, et s'écrase sur son visage. Je repousse avec violence la paire de bras qui tente de me tirer en arrière, et mon courroux est décuplé. Je le bats, je frappe de toutes mes forces, et mon poing en sang ne fait qu'attiser ma haine. Je m'entends hurler comme un damné, jusqu'à ce que mes doigts ne se resserrent sur sa gorge. Je les presse, si fort que mes bras sont parcourus de tremblement, et mes yeux semblent sortir de leur orbite. J'ai été trop loin maintenant. Je dois le tuer. 

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MessageSujet: Re: Le royaume des crocodiles [PV] Le royaume des crocodiles [PV] Icon_minitime1Jeu 6 Aoû - 19:14



Lorsque j'entends ce prélude de Bach
Par Glen Gould, ma raison s'envole
Vers le port du Havre et les baraques
Et les cargos lourds que l'on rafistole
Et les torchères, les grues patraques
Les citernes de gasoil


" Tu ne rentres pas, hein ? "

Penchée en avant, Jane enjambe un morceau de dentelles pour le remonter à ses cuisses, le déposer sur la courbe de ses fesses. Dans le miroir, son reflet lui renvoie un visage circonspect, un sourire hésitant. Sa maigre poitrine se gonfle un instant d'une fierté inquiète, avant de retomber dans la minceur de son existence. Sa main attrape un long pan de tissu noir sur le dossier d'une chaise et glisse son corps à l'intérieur, en tire la jupe un peu plus bas sur ses jambes et lisse les plis le long de son ventre avant de s'immobiliser là, échouée, légèrement contractée autour de la peau qui recouvre ses viscères. Inerte de longues secondes, Jenny contemple son reflet dans cette robe noire le long de ses jambes, par dessus un morceau de dentelles. Elle cligne des paupières, plusieurs fois, pour s'assurer qu'il ne s'agisse pas d'un leurre. Et un sourire moins sceptique s'arrache enfin de l'orée de ses lèvres. Sous ses doigts repliés ronronnent les viscères de son ventre.

Plus une trace de saleté sur le corps de Jane. Plus un hurlement d'agonie au fond de son ventre. Pour la première fois depuis des années, elle n'a aucun recours à ses artifices habituels, ses bijoux d'enfants et sa nudité défiante. Déviante. L'homme venu visiter son lit quand elle avait seize ans et laisser à jamais des stigmates de son passage au sein de son ventre n'a plus d'importance. Cette infantilisation hyper sexuée, aux bords de la légalité autant que de la décence, dont elle usait pour assourdir les hurlements de ses organes meurtris, elle peut l'abandonner ce soir. Sur les accords de Glenn Gould que laisse échapper le petit poste de radio, entrailles et utérus murmurent, en rythme, une mélodie qu'elle n'espérait plus jamais entendre. Celui qui l'a réduit à l'état de petite fille masochiste, dans le besoin perpétuel de se punir du crime d'un autre par le passage de dizaines d'homme pires que lui en son sein, a finalement été battu à mort à même son crâne. Il n'est plus que l'ombre de lui-même, une ombre dérisoire au tableau de son nouveau monde.

Dans cette robe noire et ses hauts talons qui la grandissent, ce rose pâle sur ses lèvres supplantant le rouge dont elle usait pour déformer la pudeur de son visage et la touche de pinceau noir au coin de ses yeux, Jane est une femme. Pas une petite fille avec une sexualité trop grande pour elle, pas une prostituée qu'on ne paye pas, pas un corps désarticulé autour d'un organe sexuel. Une femme.
La femme de cet homme qui veut la mériter.


Toi qui courais dans les flaques
Moi et ma tête à claques
Moi qui te croyais ma chose, ma bestiole
Moi je n'étais qu'un pot de colle


" Cassidy, tes mains... "

Tes mains sur son corps. Ta bouche dans sa gorge. Peut-être ne mesures-tu pas les bêtes qui sommeillent sous ce genre de geste. Ou alors tu les mesures trop. Tu les mesures mal. Tu crois au mal caché sous les choses qu'éveillent tes mains sur elle. Du mal, il n'y en a aucun. Mais de mesure non plus. On ne raisonne pas avec ce genre de choses. On les accepte, c'est tout. Si on ne peut pas ça, mieux vaut ne pas y toucher. Tu ne crois pas ?

Jane laisse échapper un grondement de protestation. Il en fallait de peu pour que ce soit du désir mais elle l'aime trop pour lui infliger son propre désir. A la main pressée sur sa hanche, ou peut-être sa cuisse, à la bouche qui court dans sa gorge ou encore dans ses cheveux, elle proteste. Elle l'aime mais aimer n'a jamais rendu capable d'accomplir l'impossible. Et il lui est parfois impossible de se tenir, quand ce genre de gestes s'égare sur son corps, sans envie aucune de considérer les désirs qu'ils impliquent. Jane plaque ses mains sur le dossier pour se reculer hors de portée de ces lèvres et les frissons qu'elles éveillent sur sa peau, parce qu'elle n'est pas assez forte pour s'en tenir à de simples frissons, et que si ça continue comme ça elle va lui faire peur. Pourtant, son corps qui voulait rompre là les caresses pour épargner l'autre est enserré contre lui, et une nouvelle protestation s'étouffe dans un souffle court.

La volonté est une chose friable et Jane renonce vite à la sienne. De ce ventre serré entre ses cuisses et ses lèvres sur sa peau naissent des choses trop fortes pour lui laisser le loisir de se souvenir d'une retenue qu'elle n'a jamais que très modérément comprise. La bouche pressée contre la sienne fait déjà cabrer son ventre d'envies furieuses et ses doigts la démangent de ne pas s'accrocher autant qu'ils le voudraient à la peau de l'autre. Cette chair qu'elle a toujours aimée, de cet Autre qu'elle aime plus qu'elle n'a jamais un autre. Seul un miracle l'empêche de le brusquer, et un autre plus grand encore de l'inciter. Jane se retient de murmurer à son oreilles des mots qu'elle a soufflés à tant d'autres hommes, et ainsi se préserve de sa propre violence sans même le savoir. Tu peux faire ce que tu veux, dirait-elle en temps normal. Tous tes désirs, même les plus inavouables, passés sur mon corps offert.

Johnny-Jane vit un instant de torture face à la tendresse qu'elle doit affronter, à laquelle son corps est étranger. Par trois fois elle songe à le repousser, pour ne plus subir ses baisers sur son corps, dans lesquels il y a trop d'amour pour ne pas la terrifier. Par trois fois elle se retient. Et la sonorité si mélodieuse d'un soupir pourtant semblable à tous les autres à son oreille relâche toutes les fibres de son corps.

Jane embrasse des lèvres sans les pousser au crime, elle serre ses doigts sur un ventre sans chercher à le mener vers le pire. Elle presse un corps contre le sien sans poursuivre la quête inconsciente d'un mal infligé à ses dépends. Elle entend le souffle de l'autre à qui elle a manqué, accepte non sans effort qu'il puisse l'aimer sans arrière pensée. La chair sous ses doigts brûle sa pulpe, la chaleur de ce ventre contre le sien en est presque douloureuse. Et quand vient le moment de cette nudité fatidique, le moment où elle est la seule à savoir quoi en faire, c'est avec un vice très avouable que ses yeux se posent sur le corps contre le sien, que son corps laisse un regard parcourir ses courbes. C'est avec tendresse que Jane le guide à embrasser le pêché de la chair, dénué de tous leurs inavouables. C'est dans une lenteur presque désarmante qu'elle accepte de se laisser aimer, comme Cassidy l'a laissée l'aimer.

Et le royaume des crocodiles, enfin, que tu découvres entre les bras de l'autre. Ces berges de sable chaud, soumis aux remous calmes que la mer écrase contre eux, soudain déchaînée contre les rebords d'une falaise, sans raison apparente. Ces immenses créatures prélassées au soleil, les rayons reflétées sur la netteté de leurs écailles. Je veux croire que nous sommes trop petits pour intéresser les crocodiles. Que si par delà l'habitacle de cette voiture, sur les falaises, un animal se fait dévorer en ce moment même, nous ne sommes que deux grains de sable enlacés parmi les autres sous leurs griffes. C'est un tort que de se croire en sécurité mais c'est cette chose que Tes bras m'inspirent. Le calme des berges et la silhouette à peine visible de nos forteresses ébréchées, abandonnées loin derrière nous. La gueule des crocodiles étendue jusqu'aux frontières d'un quartier animal et nos existences perdues dans le chaos du monde. Des oiseaux se nourrissent sur les écailles des crocodiles sans jamais rien éveiller que leur ennui, Cassidy. Les insectes fourmillent dans leur écosystème. Si je n'ai que les remous de la mer au sein de mon ventre, les berges de sable de mon esprit détraqué et ton sexe en moi pour éveiller leurs images à mon esprit, peu importe. Je ne veux pas que tu deviennes un crocodile. Je ne veux pas de monstres fantastiques sur le pas de ma porte. Juste leur ombre et la croyance absurde qu'elle suffira à mon écosystème.

Lorsque j'entends ce prélude de Bach
Par Glen Gould, ma raison s'envole
Et toutes ces amours qui se détraquent


Jane laisse courir sa main dans ses cheveux épars et s'arrache enfin au reflet dans le miroir. Cassidy est déjà descendu trouver leur table, il ne l'a pas encore vue. Elle doute qu'il saisira entièrement l'importance de cette robe et ce morceau de dentelles, si ça ne tenait qu'à lui elle vivrait en manteau d'hiver, une écharpe pour cacher sa gorge et ses lèvres. Mais ça n'a pas d'importance. En un sens, elle s'habille ainsi moins pour lui que pour elle-même. Serein, son regard parcourt la pièce, et les souvenirs inutiles construits dans ce cadre où ils ont oublié la réalité des choses. Jane a passé presque tout le week-end à serrer la main de Cassidy, ou son bras, son T-shirt, n'importe quoi pourvu qu'elle reste en contact. Elle a peut-être un peu exagéré ses nouveaux droits à le toucher. Elle a regardé des moucherons voler, des flammes crépiter, des poissons nager dans une rivière. Elle a profité du spectacle d'une vie calme au milieu du chaos, cette nature que les guerres n'ont jamais réellement perturbée. Mais elle est contente de retrouver son quartier. Leur quartier. Leur vie et le chaos qu'elle implique.

Jane n'a pas honte de penser que le chaos est la meilleure chose qui lui soit arrivée, et le Quartier Sud la meilleure maison qu'elle ait pu trouver. Le Sud supplante son village et les pavés et les pentes, il surpasse son bateau et la houle des vagues contre sa coque, ses appartements de fortune et les pays qu'elle a traversés. Parce que lui seul obéit à la loi de la nature, qui est la seule loi qu'elle parvienne à comprendre. Dans le quartier sud, des gens meurent sans raison, avalés par un animal plus fort qu'eux, et personne ne cherche à justifier les morts. Il n'y pas de civilisation à proprement parler, pas de société pour bâtir de jolis cases où la moralité peut ainsi bourgeonner. Pas de bien et de mal, seulement les lois fondamentales de l'univers. Le quartier sud est un endroit où Jane et Cassidy ne sont pas un couple parmi les autres, seulement deux animaux abrités dans la même tanière. C'est le seule endroit où ils auraient pu se rencontrer, l'unique où ils peuvent s'aimer sans crainte. Car il n'est nul besoin de planifier, ou d'organiser, dans ce monde là. Il n'y a pas de cheminée ou de gens charmants à qui sourire. Seulement un jour après l'autre, comme le connaissent tous les représentants du monde animal.

Jane peut caresser son ventre et avoir envie d'un bébé, pour ce que ça implique. Elle en a envie, d'un bébé. Un bébé, avec lui. Dans ce quartier animal et chaotique. Ou d'une mort à deux, dans les égouts, leurs squelettes enlacés au fond des eaux vaseuses sous la bannière d'une cause perdue. Ou de rester à la maison et faire les repas en attendant son retour, jusqu'à ce qu'ils soient vieux et impuissants. De combattre dans les rues jusqu'à ce que mort s'en suive. De ne rien faire. Peu importe.

Le chaos est par définition l'univers de tous les possibles.
Et c'est la plus juste des lois.


Et les chagrins lourds, les peines qu'on bricole
Et toutes mes erreurs de zodiaque
Et mes sautes de boussole


" Rentrez à l'intérieur et verrouillez la porte.  "

Il ne s'attendait pas à la voir là, cet homme. Plantée sur le pas de sa porte, un flingue dans les mains braqué vers lui, dont elle ne sait même pas vraiment se servir. L'entreprise n'a pourtant pas été difficile. Il aura suffi de demander des renseignements à son patron, qui sait tout ce qu'il y a à savoir sur les habitants du quartier, et d'emprunter une arme réparée à la consigne. Et la voilà, Johnny-Jane, sur le perron de son commanditaire, un pistolet en joug sur sa tête. Et le commanditaire exécute, la laisse le suivre dans les appartements, non sans un rire goguenard, pourtant.

" Qu'est ce que tu comptes faire avec ça ? Me tuer ? "

Impassible, Jane lui ordonne de s'asseoir sur la seule chaise qui compose le studio de fortune. Elle le contemple longuement. L'homme qui l'a méprisée parce qu'elle n'avait rien à faire aux côtés de son animal de sacrifice mais qui l'a laissée aller avec lui vers une mort certaine. Celui qui a fui voyant que les choses se corsaient à l'école sans se soucier de savoir s'ils étaient morts. Si Cassidy était mort. Les yeux plissés sur son regard blanc, Jane passe de nombreuses secondes à le regarder, en silence, jusqu'à voir son sourire s'effacer. Une folle, commence t'il tout juste à comprendre. Pas une petite fille amoureuse d'un mauvais garçon, ou une idiote en mal de sensations fortes pendue aux bras des pires ordures, pire que ça. Un animal sans logique.

Et comme elle a enfin son attention, après ces secondes étirées de silence, Jane ouvre enfin les lèvres. Et d'une voix sèche, placide, elle souffle, le regard presque dans le vide.

" Il pense que je ne suis pas sale. C'est ce qu'il dit. C'est bien le seul à penser une fantaisie pareille. Parfois j'ai l'impression de lui mentir, qu'il ne se rend pas compte de quoi il parle. J'ai fait tellement de choses avec tous ces hommes. J'ai mis mon corps dans des positions qui dépassent l'entendement, juste pour en faire rentrer un, ou deux, parfois trois en même temps à l'intérieur. Pas pour le fric. Pas pour la drogue. Juste parce que j'aimais ça. " Elle note des paupières qui s'écarquillent très brièvement, partagées entre surprise et mépris, ce mépris qu'ont tous les hommes faibles pour les putes et les nymphomanes. Cette pensée brève, subliminale, de tout ce qu'il leur ferait s'il avait les mains libres et un pénis un peu plus imposant. " Vous savez pas ce que c'est, vous. Vous êtes un petit homme simple, avec des pensées simples. Vous avez faim alors vous mangez, vous avez envie de chier alors vous chiez. Vous savez pas ce que c'est. "

Jane gronde. Son doigt frémit sur la détente, un instant, et l'homme frissonne de concert. Ce n'est même plus la rage qui l'anime. Seulement l'instinct d'une bête qui protège sa tanière, son mâle, ses futurs enfants. Idiot soit celui qui la croit inoffensive parce qu'elle est menue, ou encore pas méchante, parce qu'elle aime la vie et pas la mort. Celui qui les a pris pour des agneaux de sacrifice.

" Mais lui il pense que je suis pure. Si lui il meurt, qui il restera pour y croire ? Pour m'y faire croire ? Personne. Parce qu'il suffit de me regarder pour voir que je le suis pas. Et je recommencerai exactement comme avant, je retrouverai tous ces hommes qui savent que je suis sale. Sauf que cette fois je les tuerai, probablement... Je ne veux pas passer ma vie à me réveiller, le corps désarticulé au milieu des flaques de sang, jusqu'à crever au bord d'un trottoir. Vous saisissez, ça ? "

Pourtant, après ces longues secondes à faire pâlir et mépriser un homme sous son regard et ses paroles crues, Jane remet la sécurité de son arme et l'abaisse, calmement. Ni son regard ni son visage n'ont changé, elle rencontre ce vide intérieur qui supplante parfois la tempête en elle, ce calme dément sur lequel elle n'a pas le moindre contrôle, pas plus que sur ses crises de rage.

" Je ne vais pas vous tuer. Je n'aime pas la mort. Je n'aime pas voir un corps qui ne bouge plus, qui ne bougera plus jamais, je n'y comprends rien et ça me terrifie... J'ai des informations pour vous. "

Une planque au milieu de l'école maternelle, où elle a vu des kilos et des kilos de cocaïne en début de soirée, encore à l'abandon, tout dans la même pièce.

" Si je vous dis où c'est, vous laissez Cassidy tranquille ?
- Si tu me dis où c'est, je serai assez riche pour me payer un passeport et ton petit copain me reverra plus jamais. Personne ne me reverra jamais. "
-  Je veux un contact et un téléphone pré payé, avant. "

Et l'homme se gausse. Tu as peur de la mort mais tu veux son numéro de téléphone ? Tu ne sais pas dans quoi tu t'embarques. Mais d'accord. Ca ne change rien à sa vie, lui.


Votre homme essaye de vous doubler. Il est à l'ancienne école primaire pour récupérer la drogue.


Le sms envoyé, Jane jette le téléphone au sol et l'écrase sous sa botte à coups de talons. Elle gagne l'école maternelle par des ruelles sombres, le corps enfouis sous une large veste, le visage dissimulé sous une grosse capuche. Au loin, un homme se fait sortir de force de l'école par deux autres, pour être jeté dans une camionnette. C'est cette fille, il vocifère en chemin. C'est elle qui m'a piégé.
Jane a le temps d'entendre un hurlement de terreur avant que la camionnette se referme et s'éloigne.

" Viens, Chien. On rentre à la maison. "

Le clébard sourd laisse échapper un glapissement de plaisir sous ses caresses et trottine lentement derrière le pas ferme de Johnny-Jane.
Le chaos supplante même aisément la loi du plus fort.


Toi, les pieds dans les flaques
Moi, et ma tête à claques
J'ai pris les remorqueurs pour des gondoles
Et moi, moi je traîne ma casserole


Peut-être tout cela n'est il qu'un pieux mensonge.

A force de voir le meilleur en l'autre, ils en viennent à oublier qu'ils sont de la pire espèce, chacun à leur façon. L'auteur d'une fusillade dans un lycée et la fille qui pourrissait ce qu'elle touchait. Un bon titre de roman à scandale mais pas l'histoire de deux personnes meilleures que les autres. Ils ne sont même pas assez intelligents pour se prétendre au dessus du lot. Pas assez cruels pour se faire loups dans le troupeau. Ils ont commis bien trop d'horreurs pour être jamais à nouveau qualifiés de gens bons. Quand Cassidy voit en Jane une fille pure et déformée par l'existence, qui aime trop la vie pour penser à faire du mal, il n'a pas tort, mais jamais entièrement raison. Quand Jane voit en Cassidy ce kaléidoscope de nuances fascinantes que contempler la rend d'une infinie sérénité, elle ne se trompe pas. Pourtant elle n'a pas raison.

Cassidy et Jane ne déplaceront jamais d'avantage de montagnes à deux qu'ils ont su le faire seuls. Mais dans son regard qui la voit pure, elle le devient un peu par la force des choses. Et quand elle le veut plus nuancier que simple meurtrier, il se nuance de concert. Et si le monde peut tout leur enlever, si c'est un rêve d'enfant de croire le contraire, au moins ce pieux mensonge aura existé.
On ne devient pas meilleur pour celui qu'on aime. On apprend à seulement à se persuader du meilleur qu'il croit voir en nous.

En gagnant l'entrée de la grande salle, Jane adresse un sourire aux regards posés sur elle et ses vêtements de femme. Elle salue les quelques personnes tellement plus belles et correctes qu'elle croisées en chemin et retrouve enfin la seule qu'elle avait envie de trouver ce soir. Elle est tellement légère, ce soir. Avec ce sourire calme et plein d'assurance plantée sur la courbe de ses lèvres, Jane est aux antipodes de la petite fille qui s'agitait pour sa survie dans les ruines ou même l'animale venue régler ses comptes dans un petit studio du quartier sud. Le monde glisse sur ses épaules, ce soir. Et comme elle a pu inspirer la folie et la douleur à tant de créatures, sa paix et son assurance sont d'une aura communicative en cet instant. Elle savoure son monde avant que le monde ne le lui reprenne.
Parce que le chaos n'obéit pas non plus aux futiles désirs de tranquillité des hommes.

Dans cette décharge de rêves en pack
Qu'on bazarde au prix du pétrole
Pour des cols-blancs et des corbacs
Qui se foutent de Mozart, de Bach


" Cassidy arrête, arrête ! "

Jenny a pris des coups en essayant d'écarter Cassidy. La femme du condamné avant elle, s'est faite repousser d'une simple claque quand elle a tenté de le secourir. Et Jane, elle, a accusé une sérieuse frappe en pleine tempe la première fois qu'elle a voulu le faire lâcher. Elle est pourtant recroquevillée au sol, maintenant, autour d'un Cassidy qui se débat encore pour achever de tuer sa proie. C'est trop tard, elle ne cesse de songer. Elle a réagi trop tard. Elle a mis de longues minutes, il faut dire, à croire à ce qu'il se passait. A croire qu'on lui arrachait ainsi son assurance et sa sérénité, qu'on les emmenait hors de portée comme on l'avait toujours fait, alors que cette fois elle avait déployé tellement d'efforts à les construire. Jane est restée sur sa chaise, inerte et incapable, à se contenter de ne pas y croire.

Ca n'aurait pas changé grand-chose, de toute façon. Sans doute.

" Est ce que c'est vrai ? "

La femme est penché sur son mari, à quelques centimètres seulement de son corps qui s'agrippe et celui de Cassidy qui se débat encore. L'homme a le visage tuméfié, en sang, pas assez de souffle pour répondre. Un regard suffit, pourtant. Un hurlement d'horreur jaillit de la gorge de la femme. Et d'autres suivent, quand elle brandit un couteau à viande et l'abat tellement de fois sur le torse de son mari, que sa chemise n'est plus qu'un lambeau sanguinolent.
Le regard écarquillé, Jane contemple cette femme qui éclate en sanglots, un couteau en main et le cadavre de son mari à ses genoux repliés sur le sol. Son coeur tambourine et elle sent déjà sa conscience se tendre comme un fil prêt à craquer, au bord des instincts destructeurs sur lesquels elle n'a aucun contrôle.
Ravalant une salive sèche pour se tenir, Jane relâche Cassidy et lui accroche le bras pour les redresser tous les deux, certaine qu'une fois la panique générale apaisée ils n'auront plus aucune chance de s'en sortir.

" Il faut qu'on s'en aille. S'il te plaît. Viens. "


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