L’église. Cet endroit était magnifique, il fallait l’admettre. Et même si Sergei gérait pas mal d’affaires au coeur du quartier est, il avait toujours été ferme sur un point : cette église était lieu protégé. Pas de racket, pas de vol à la tire, pas de vente de drogue ou de prostitution sur ses marches. Rien de tout ça ne devait se produire en ce lieu saint et même qu’il avait déjà demandé à ses hommes de main de taper sur les doigts de petites racailles sous son contrôle qui se croyaient toutes puissantes et n’en faisaient qu’à leur tête pour cette raison. Et quand il ordonnait qu’il bouscule, ce n’était pas juste pour donner une petite poussée dans le dos... à moins que ce soit devant un camion qui roulait à toute vitesse. Sergei était un homme d’honneur et un homme de foi, même s’il ne croyait aucunement au destin ou à l’aide d’une quelconque force divine. Ce qu’il avait, il l’avait eu par la sueur de son front et pas grâce à Dieu. Mais il priait à tous les jours et venait au moins une fois par semaine à l’église. Soit il assistait à la messe ou soit, comme ce soir, il venait hors cérémonie pour allumer un cierge, s’installer sur un banc en retrait et prier un peu.

Cette fois par contre, il s’arrête sur les marches. Un homme était assis sur les marches, le regard fixé sur son cellulaire. Il était tard. Pas incroyablement tard, mais à 20h, il faisait déjà noir depuis longtemps à cette époque de l’année. Il y avait un peu de temps plus doux, ça faisait un bien fou après quelques jours d’une vague de froid qui les avait tous pris par surprise. D’ailleurs, le caban de Sergei était ouvert et son écharpe dénouée, pendant seulement autour de son cou en longeant le col du manteau. Et le jeune homme avait des gants sans trou, certes une tuque mais son manteau à lui aussi était ouvert. Un look bien moins chic que ceux auxquels Sergei était habitués, mais ça lui allait bien. Et s’il pouvait le certifier à ce point, c’est qu’il reconnaissait ce joli visage à demi plongé dans l’obscurité. Tuomas Nieminen, un Finlandais qui était arrivé ici un peu illégalement... ou peut-être qu’il était arrivé légalement mais resté illégalement. Ça ne changeait pas grand chose pour Sergei. Il se souvenait encore du moment où il était venu demander l’aide de sa mafia. Des hommes de peu de scrupules avaient voulu en profiter et Sergei les avait envoyé mourir sans se faire prier.

Il le connaissait de vue d’avant ça, Tuomas étant un artiste de rue qui jouait dans certains coins du quartier ouest où il habitait et faisait des affaires toute la journée. À présent, il le saluait et lui donnait toujours quelques billets en passant devant lui. C’était rare qu’il le croisait sans son violon et ça semblait être le cas présentement. Il s’était posé ici quelques minutes en passant ? C’était quand même une drôle de coïncidence. Sergei hésite quelques secondes... et finalement, il vient s’asseoir à même la pierre des marches, juste à côté du jeune homme, qui relève forcément son joli minois vers lui, curieux. Tuomas était peut-être jeune, certes, mais il faisait exactement le genre de musique que Sergei aimait. Des pièces instrumentales jouées avec son violon comme si l’instrument était son propre coeur. Ça lui faisait vraiment plaisir de s’arrêter les jours où il n’était pas pressé pour écouter quelques pièces avant de finalement laisser quelques généreux billets pour ensuite tourner les talons. Mais ce soir, pas de musique, donc.

« Les rues ne sont pas sûres, surtout la nuit. », met tout d’abord en garde Sergei, son regard balayant un peu la rue devant eux. Elle était déserte, pour un oeil peu exercé. Mais pour lui qui contrôlait une bonne partie du trafic illégal qui y était fait et pour Tuomas qui avait l’habitude des rues de New-York, peut-être voyaient-ils autre chose. Par exemple, le revendeur tapis dans une ruelle presque juste en face d’eux qui était en train de boucler valise pour aller ailleurs. Ou la jeune femme qui, dans un coin d’ombre, attendait une voiture qui passerait par là pour ondoyer les hanches sous le nez du conducteur. Mais il fallait savoir ce qu’on  cherchait pour les voir. Les êtres de la nuit étaient savamment dissimulés au coeur de celle-ci. « Tout va comme tu le veux ? »

C’était peut-être une façon de tendre la main l’air de pas y toucher. Ce n’était pas commun de la part de Sergei. Il n’avait rien d’un homme mauvais avec son prochain et n’était pas adepte de la cruauté gratuite, au contraire. Mais, il ne perdait pas son temps à jouer le défenseur de la veuve et de l’orphelin non plus. Chacun son truc.

« Tu veux peut-être venir prier avec moi quelques minutes ? », demande finalement Sergei tout en montrant les grandes portes derrière eux. « Tu n’as pas besoin de prier. Je n’en saurai rien. Mais tu vas attraper la mort à rester assis sur ces pierres fraîches. »

Il ne faisait pas beau à ce point. Pas pour les jeunes hommes si jolis qui, aux yeux de Sergei et en dépit de toute leur masculinité, apparaissaient parfois comme des êtres plus fragiles. C’était son côté vieux jeu et un peu macho, sûrement !

Tuomas était présentement posé sur les marches d’une église. Pas parce qu’il avait la moindre intention d’entrer dans la grande et pieuse bâtisse mais parce qu’il avait eu besoin de se poser une minute et que dans la rue, tout le monde savait que l’église était, en quelque sorte, une zone safe. Les dangers n’étaient pas au nombre de zéro... Mais les risques étaient malgré tout plus bas ici (dans ce quartier du moins) que n’importe où ailleurs. La nuit était fraîche mais un record de chaleur s’était abattu sur la ville après de grands vents venus du Sud-Ouest. Bon évidemment, on restait dans des températures qui n’avaient rien d’estivales mais on était bien et si Tuomas avait présentement un peu froid c’était uniquement parce qu’il ne bougeait pas du tout et que la pierre sous ses fesses demeurait tout de même assez froide.

Cellulaire entre les mains, il observait un peu le trajet qui allait être le sien. Voilà qu’il s’était fait surprendre en voulant utiliser les bus par un cortège de contrôleur du gouvernement. Ho il payait son billet... Mais il ne voulait pas prendre le risque d’un contrôle d’identité. Ses faux papiers, délivrés par la mafia russe, étaient sans doute suffisant pour la grande majorité de ses besoins : avoir un téléphone, payer son loyer... Mais il évitait de le sortir à outrance, surtout devant des hommes qui pouvaient l’envoyer en prison ou sur le premier bateau en partance pour l’Europe.

Son téléphone était rudimentaire et un peu lent avec une navigation assez laborieuse. Depuis qu’ils avaient été remit sur le marché (à prix d’or, sauf lorsqu’ils étaient volés, n’est-ce pas) ces trucs marchaient beaucoup moins bien qu’avant, paraît-il. Tuomas y trouvait cependant un grand aspect pratique et il se révélait de nature patiente avec l’appareil. Cependant avec la nuit qui était déjà tombé, il se retrouvait à éplucher longuement les trajets potentiels jusqu’à chez lui... Pas question de prendre des risques en passant à pieds par des zones reconnues trop dangereuses à une pareil...

Et c’est un peu parce qu’il est tout concentré qu’il ne remarque pas que quelqu’un est arrivé... Du moins pas avant que le quelqu’un en question se pose juste à côté de lui ! Tuomas relève un regard curieux et peut être un brin inquiet l’espace d’une seconde... Mais il est saisit de trouver en lieu et place de son voisin un homme qu’il connaissait de vue comme de réputation : Sergei Volchenkov. Ce russe là n’était pas n’importe quel russe. C’était un grand chapeau de la mafia venu de la Mère Patrie. Il avait cette force de caractère qui apparaissait rien que sur son visage, quand bien même ce dernier était nimbé d’obscurité et son regard clair avait parfois une certaine sévérité qui semblait tout simplement naturelle chez lui. Volchenkov venait souvent l’écouter jouer... Et Tuomas en éprouvait pas mal de fierté mal placée sans doute. Pour lui il lui arrivait de plus en plus souvent de changer son répertoire afin de jouer quelques morceaux russes apprit il y avait longtemps ou dernièrement. Il en avait toujours été généreusement récompensé même si même sans ça il aurait agit de cette manière. Ne serait-ce que parce que cet homme là lui avait évité bien des ennuis avec ses propres hommes lorsqu’il avait demandé des faux papiers à son organisation...

Tuomas reste un instant silencieux, observant le profil strict mais pas dénué de certaines aspérités plus douces ce soir. Le timbre grave, calme et posé avait ces intonations russes que Tuomas espérait ne jamais voir l’homme perdre tant ça en rajoutait au personnage et à propos de la sécurité des rues la nuit, le finlandais ne peut qu’acquiescer, convenant de ce fait. A la question qui suit néanmoins il ne garde pas bêtement le silence, expliquant :

« Les réseaux routiers sont surveillés ce soir. Je cherche la meilleure façon de rentrer chez moi en évitant justement les rues les moins sûres. »

C’était quand même un peu étrange pour lui de tomber sur cet homme là lorsqu’il en avait de toute évidence bien besoin... ! A croire que son ange gardien à lui avait un côté slave croisé aux bonnes mœurs d’un Cupidon un peu capricieux. Parce qu’inutile de se mentir : cet homme l’impressionnait et ça en devenait assurément sentimental.

Tuomas tourne la tête pour voir derrière lui l’église de laquelle il ne s’était pas plus approché... Et il reste silencieux un moment, réfléchissant à la proposition. Le parfum luxueux de l’homme près de lui était subtil mais néanmoins facile à percevoir. Masculin, agréable, un peu capiteux... Et finalement Tuomas acquiesce. C’était un peu bizarre de savoir que cet homme était si pieux... ! Mais s’il ne lui demandait pas d’en faire autant, après tout... !

« Vous avez raison. De toute façon que je me cherche un chemin maintenant ou tout à l’heure, ça ne fera pas de différence mais au moins je ne serais pas en plein vent. Merci. »

Tuomas se lève... Et après une seconde d’hésitation, il tend sa main à Sergei pour l’aider à se lever s’il le désirait. Dans l’autre main il vient prendre l’étui à violon jusque là posé dans son dos avant de faire un joli sourire à cette force de la nature.

« Si je voulais faire un lien facile compte tenu du lieu, je dirais que vous êtes tombé du ciel Mr Volchenkov. »

Toujours là au bon moment !

« Je demanderais bien s’il n’est pas un peu tard pour prier mais je suppose qu’il n’est jamais trop tard, finalement. »

Nouveau sourire avant de monter une marche ou deux et Tuomas ose admettre :

« Je me demande vraiment à quoi peuvent ressembler les prières d’un homme tel que vous. »

Qu’est-ce qu’un homme comme Sergei pouvait bien demander à dieu, hein ?

Ah oui, bien sûr, les contrôleurs. Quand on est clandestin, il y avait plusieurs choses qui semblaient normales pour tous qui l’étaient forcément moins d’un coup. Et c’était tout à l’honneur du Finlandais d’être si prudent, mine de rien. Alors peut-être que comme à son habitude, Sergei ne répond pas, mais il acquiesce brièvement, la mine sévère et un peu fermée. C’était sûrement cette attitude qui lui valait respect, mais surtout crainte. Étrangement, ça n’avait jamais mordu avec Tuomas qui lui adressait volontiers la parole et pas comme s’il était en danger de mort. Encore heureux, parce que Sergei ne menaçait pas chaque personne qui croisait son chemin. Il n’était peut-être pas très sociable et il valait mieux que la personne en face de lui parle plus que lui-même, mais il était malgré tout quelqu’un d’assez chaleureux quand on lui permettait de l’être. Être mafieux ne signifiait pas être complètement psychopathe.

Il se fend toutefois de quelques paroles en réalisant que le jeune homme attendait peut-être quelque chose, mais si rien dans son joli visage de poupée ne le laissait présager.

« Il vaut mieux être prudent, en effet. Surtout à cette heure. »

Le mafieux se relève, prenant la main tendue même s’il est un peu surpris. Habituellement, c’est lui qui usait de galanterie, surtout avec les belles femmes et les jeunes hommes qu’il considérait un peu comme elles. Il ne fallait pas croire que c’était une insulte. En tout cas, dans la mentalité bien russe de Sergei, ça ne l’était pas. Au contraire, il avait plusieurs compliments sur le bout des lèvres pour Tuomas sans laisser de côté sa masculinité. Mais il ne les prononçait pas tout simplement par respect. Ah et voilà le fameux violon qu’il n’avait pas vu. Il était étrange que le Finlandais ne l’ait pas avec lui, justement !  Néanmoins, alors qu’il tient la grande porte pour que le jeune homme entre dans l’église un peu plongée dans l’obscurité à cette heure, il hésite deux secondes... puis ouvre la bouche pour reprendre la parole, sa voix grave résonnant un peu entre les murs de l’église déserte.

« Ne te presse pas. », déclare tout simplement Sergei avant d’ajouter : « Je te raccompagnerai en voiture. »

La lourde porte se referme derrière eux, les plongeant davantage dans l’obscurité. Mais doucement, il vient poser une main au creux des reins du jeune homme, pas trop insistant, mais histoire de le guider dans la grande salle qu’il connaissait par coeur. Il le relâche lorsqu’ils sont finalement devant les lampions, venant calmement chercher une longue allumette à disposition. Il est peut-être à nouveau surpris par Tuomas... Mais n’était-ce pas un peu ce qu’il aimait de cet étrange garçon ? Il a un sourire bref à cette histoire d’ange tombé du ciel.

« Ce n’est peut-être pas l’endroit idéal pour te faire remarquer que c’est le sort que connu Satan. », fait remarquer le Russe à voix basse, amusé mais reprenant un petit air plus sévère qui ne tromperait pas ceux qui le connaissaient très bien, toutefois : il appréciait cette conversation. Et pour la prière, il convient posément : « S’il y a bien quelque chose de gratuit et sans horaire, c’est la prière. Aussi bien en profiter. »

Sergei sort son briquet pour allumer la longue tige en bois. Puis, il embrase quelques lampions, une jolie lueur incertaine dévoilant à présent le visage de poupée du jeune homme. Sergei se permet de l’observer quelques longues secondes les séduisants traits ainsi dévoilés avant de finalement tendre la longue allumette au Finlandais si jamais le désir d’en faire de même se faisait sentir. Un bref sourire étire les lèvres du mafieux russe alors que visiblement, le contenu de ses prières rend Tuomas curieux, sans pour autant que la question ne lui soit réellement posée. Et il apprécie la discrétion du garçon, mine de rien. Des prières, c’était bien là quelque chose de très intime. Il laisse passer quelques minutes pendant lesquels son regard se pose sur les bougies dont la flamme dansait doucement dans l’atmosphère silencieuse de l’église.

Puis, finalement, il tend son bras à Tuomas, invitation muette à le suivre. Sergei remonte l’allée de l’église. Peut-être que c’était un peu étrange de le faire avec le jeune homme à son bras, mais pas désagréable. Il s’arrête toutefois quelques sièges avant d’arriver à l’hôtel, histoire d’aller prendre place devant l’un d’entre eux, à genou.

« Tu viens parfois à l’église ? », demande doucement Sergei, sans tourner la tête vers le jeune homme, n’ayant de toute façon pas besoin de ça pour sentir son regard de saphir se poser sur lui. « Je pense que j’aime cet endroit davantage pour sa quiétude que pour ma foi. Je peux prier n’importe où. Mais jamais retrouver l’ambiance d’une église vide plongée dans l’obscurité ailleurs. C’est la raison pour laquelle je tiens à ce que cet endroit reste neutre. Il en faut de toute façon bien un. »

Et l’église, ça lui semblait non seulement approprié, mais aussi symbolique.