WHERE IS MY MIND?

« Agent Sayers? Entrez je vous prie. Vous avez une demi-heure de retard. » Malgré le reproche, le ton du psychologue était doux. Tess Sayers était une femme difficile à cerner; c'était déjà un miracle qu'elle ait accepté de venir. « J'étais occupée... des dossiers à classer. » Tess sourit, d'un sourire mi-hypocrite, mi-désolé. Elle détestait les psychologues. « Vous n'aimez pas les psys, je me trompe? » « Non, pas vraiment. » L'autre sourit, et Tess se maudit d'avoir accepter de venir. « Alors, je vous écoute. » Tess fronça les sourcils. C'était trop facile de la faire asseoir et de lui demander de lui raconter sa vie. « Vous n'êtes pas censé me poser des questions? » Il acquiesça. « Seulement si vous ne souhaiter pas commencer à parler. » « Dans ce cas, je crois que vous n'avez pas vraiment le choix, docteur. » Il sourit. « Très bien, commençons par le commencement. Je vois dans votre dossier que le nom figurant sur votre état civil n'est pas le même que celui sur votre extrait de naissance. Je veux bien comprendre que Kate Arielle Athénaïs ait été un peu trop long à porter, mais rien ne vous obligeait à changer complètement. Pourquoi Tess?» Elle resta muette un petit moment. Ses mains fines tripotaient nerveusement la petite chaîne en or autour de son cou. Elle baissa les yeux. « Enfant, c'était ma contraction de "Athénaïs". Je trouvais ça moins pompeux, et c'était un de mes surnoms, d'ailleurs. » Ses mains abandonnèrent le collier, et vinrent se poser sur ses genoux. Elle avait du mal à rester en place; être observée ainsi l'inquiétait. « Je devine que ce qui vous a poussé à venir ici tourne autour de votre enfance. » Tess hocha la tête, mais ne dit rien. Comment expliquer à cette inconnu ce qu'elle avait sur le coeur depuis dix ans? Cette homme ne représentait rien, il ne l'aiderait pas. Qui était-il pour prétendre pouvoir comprendre ses problèmes? Ce n'est pas lui qui était orpheline. « Vous savez, vous pouvez me parler. Je devine que vous êtes une personne fragile, et vous avez visiblement besoin de vous exprimer. Il ne vous arrivera rien. Même si vos mots sont maladroits, vous avez besoin de vous décharger de votre fardeau, quel qu'il soit. » Agacée, elle se cala dans le fauteuil molletonné, passa une jambe sur l'accoudoir. Le psy tiqua mais ne fit aucune réflexion, ce qui énerva la jeune femme. « Vous voulez que je parle? Bien. Allons-y. » Elle accrocha son regard clair à celui de son interlocuteur et commença à parler. Elle tenta de rendre ses mots impassibles et de ne pas laisser son émotion prendre le dessus. « Je suis née en Irlande en Mars 2069. Mon père Mark, était pompier et ma mère Caitlin exerçait la profession d'infirmière de nuit. Mes parents avaient des revenus plus que modestes et nous étions quatre enfants: ma grande soeur Delilah et mes deux petits frères, Andrew et Harry. Mon enfance a été difficile et comme Lily n'en a jamais fait qu'à sa tête, j'ai dû prendre des responsabilités très tôt. Encore plus lorsque ma mère est décédée, renversé par un connard ivre. Suite à quoi mon père a sombré dans l'alcoolisme et la dépression. » Sa gorge se serra, et machinalement, ses doigts vinrent entortiller une mèche de ses cheveux blond-roux. On arrivait à la partie la plus difficile. « J'avais dix ans. Je n'étais pas assez forte pour supporter tout ça, mais il a bien fallu que quelqu'un le fasse... pendant que ma soeur de seize allait courir les bars, éventuellement les bordels, et que la Troisième Guerre Mondiale touchait à son apogée. 2079, c'est la crise, la catastrophe. Mon père se suicide cette même année et Lily fout le camp quelque part. Ailleurs, loin. » Elle prend une grande inspiration, fait une petite pose. Le psychologue ne la quitte pas des yeux. . « Je me retrouve avec mes frères à charge, et à cause de la pauvreté de mon pays, on ne peut même pas nous placer en foyer ou en famille d'accueil. Je me trouve un boulot de serveuse, femme de ménage pour tenter de sauver les meubles. Mes petits frères me détestent et ne vont plus à l'école. Ils sont ingérables et je suis seule à me battre contre du vent. » « Vous avez fui? » « J'ai l'air lâche? » Il comprend, hoche la tête, s'empare du calepin orange posé sur son bureau et griffonne quelques mots de son écriture brouillon. « Comment vous-en êtes-vous sortie? » Elle hésite. C'est trop douloureux, elle a trop honte. Pourtant, c'est un murmure fragile qui s'échappe de ses lèvres entrouvertes.
« L'alcool. Et Dieu, au début. »

LOSING MY RELIGION

Voilà, c'est dit. J'ai révélé à un parfait inconnu ce qui m'a maintenu en vie pendant cinq ans, les cinq années les plus affreuses de toute mon existence. Je le vois froncer les sourcils, c'est évident qu'il ne s'attendait pas à ça. C'est vrai que même quand je m'entends le dire, ça sonne étrangement. L'alcool. Bon sang, moi qui n'ait jamais plu voulu prononcer ce mot... Il faut avouer que j'étais à bout de nerfs. J'avais faim, froid, et j'ai du me résoudre à vendre la maison - je me suis largement faite arnaquée. Je me souviens que quand je leur ai annoncé, Andrew et Harry m'ont regardé avec haine. Ce soir là, ils m'ont dit des mots, des mots si dur qu'ils resteront à jamais secrets. Le lendemain, lorsque je me suis réveillée, ils n'étaient plus là. J'ai cru devenir folle. Mes frères, je les aimai à la folie. Ils étaient tout ce qu'il me restait, mon seul point d'ancrage. Désormais, ils s'en étaient allés. En Irlande, cet hiver 2085 - j'ai seize ans à peine, eux en ont douze et dix - le taux de survie en pleine nature avoisinait les 6%, pour un adulte en bonne santé. La vague de froid fut terriblement atroce. Les cultures gelèrent, puis pourrirent. La nuit était omniprésente, et même si la technologie commençait à fonctionner de nouveau, cela n'effaçait pas la pauvreté, la misère, la famine. Je ne revis jamais mes frères après cette période. En cinq ans, j'avais perdu tous les membres de ma famille, n'avait pour logement qu'une minuscule chambre de bonne et étais devenue squelettique. Ce fut un groupe de junkie qui me proposèrent ma première bouteille de vodka. Je n'ai pas su refuser. Après tout, je n'avais plus rien à perdre, puisque j'avais déjà tout perdu... Rapidement, j'ai plongé dans le gouffre. D'une certaine manière, ça m'a aidé à tenir, et je me disais que c'était mieux que de faire le trottoir où que d'être drogué. L'alcool, ça me réchauffait, ça me berçait. Tout le monde était dans un état pitoyable, et finalement, j'ai pu conserver mon emploi. Quand je n'étais pas sous l'emprise de l'alcool, j'allais suivre des cours donnés par des aides internationales aux enfants défavorisés. Nous étions soixante, soixante-dix peut-être pour un professeur, dans les bas quartiers de Dublin. J'y appris quand même le nécessaire. C'est à cette époque que l'idée de la religion me vint, et à dix-huit ans, je commençais à me renseigner pour devenir nonne. J'étais vierge, vaguement catholique et désespérée, que pouvais-je demander de plus? Je rencontrai une soeur, Siobhán, avec qui je passai beaucoup de temps. Elle me comprenait bien, et quand bien même elle n'avait que sept ans de plus que moi, je voyais en elle une seconde mère. Elle me fit lire la Bible et me donna une éducation religieuse qui me permit de me détourner un peu de mon vice. Elle décida de me prendre sous son aile et j'allai habiter avec elle pendant un an. Je n'avais aucune perspective d'avenir sinon de rentrer dans les Ordres... Et c'est à cette époque que je tombai amoureuse pour la première fois.
Il s'appelait Isvan et venait de Hongrie. Venu rejoindre son père à Dublin, nous nous rencontrâmes un dimanche après la messe, après un long jeu de regard pendant l'office. Il me parut tout de suite très attirant, et ne ressemblait pas aux autres garçons. Une force lumineuse, pure, émanait de lui. Encore aujourd'hui, je crois que c'est ce qui me séduit. Un peu timide, j'osai quand même lui adresser la parole et nous sympathisâmes. Je passai le reste de la journée avec lui, lui faisant promettre de nous revoir. La nuit qui suivit, je ne pus trouver le sommeil. Isvan occupait toutes mes pensées. Je m'en ouvris à Siobhán, qui se montra cependant un peu réticente à me voir m'amouracher ainsi d'un garçon. Cependant, elle ne me fit aucun reproche lorsqu'elle le rencontra et me libéra même de toutes mes obligations envers elle pour la semaine. C'est ainsi que je passai mon temps en compagnie de mon nouveau béguin. À la fin de cette dernière, il m'avoua qu'il devrait bientôt s'en aller pour les États-Unis, où il s'était engagé comme Marine pour trois ans. Cette nouvelle me bouleversa et je me vis obligée de lui avouer mes sentiments envers lui. Pour mon plus grand bonheur, il me révéla alors qu'il ressentait la même chose depuis la première fois où il m'avait aperçue dans l'église... Nous passâmes la nuit ensemble et ce fut lui qui eut raison de moi. Jamais je n'ai ressenti pareil bonheur, pareille harmonie avec quelqu'un. Il était doux, sincère comme un Ange dans ce monde corrompu et réduit en esclavage. Un mois s'écoula encore en sa compagnie, puis il dut me quitter. Nous nous fîmes des milliers de promesses. Nous nous écrirons chaque jour, et à son retour, nous nous marierons. Je le vis partir le coeur lourd mais submergée d'ivresse amoureuse.
Je rentrai chez Siobhán, et la trouvai dans une colère sans pareille. Elle m'en voulait d'avoir fait l'amour avec Isvan, d'avoir sacrifié ma chasteté et mon futur pour lui. Une forte dispute éclata ensuite, et elle me gifla. C'est alors que je décidai de partir. Je devais rejoindre Isvan pour l'Amérique, coûte que coûte. Je me fichais bien de la situation politique, de l'océan qui nous séparai: je voulais simplement être avec lui pour l'éternité. Je n'avais pas assez d'argent, mais décida de reprendre un job de serveuse en continuant d'habiter avec mon amie. Ainsi, j'étais sûre d'avoir, au bout de trois ans, assez d'argent pour rejoindre Isvan... Nous correspondîmes ensemble sans interruption lorsque la première année loin de lui toucha à sa fin. Soudain, je ne reçus plus aucune nouvelle de lui. Inquiète, je demandai plusieurs fois à Siobhán si elle avait un problème avec le courrier, mais elle m'assura que tout allai bien. Je lui écrivit des tonnes de lettres, lui téléphonai, mais rien n'y fit. Isvan ne me répondait plus. Peu à peu, je tombai en dépression. Tout mon magnifique avenir s'effondrait. Pour éviter de replonger dans l'alcool, je me tournai vers Dieu. Me punissait-Il parce que je L'avais abandonné? Parce-qu'à la fin, j'avais aimé Isvan plus que Lui? Je priai tous les soirs, toute la journée si bien que mes genoux finirent par être douloureux. Enfin, une lettre arriva. Elle m'était destinée. De la part d'Isvan, qui m'annonçait qu'il était désolé. Qu'il avait trouvé une autre femme et qu'il l'aimait comme un fou. Qu'il s'excusait d'avoir pris ses sentiments pour de l'Amour véritable et qu'il me souhaitait tout le bonheur du monde.
Le soir où je lus ce message, je fis ma première tentative de suicide.

Je n'avais plus goût à rien, et maudissait ce Dieu qui m'avait privé de mon Amour. Je quittai la maison de Siobhán, et, au hasard, entrai dans la Police, les Forces de l'Ordre. Je me découvris alors une passion pour ce métier, et bien que jeune et n'ayant aucune formation, je gravis rapidement des échelons. Ce métier me donnait la dose d'adrénaline que m'apportait habituellement l'alcool... Quant à la religion, je m'en étais complètement détournée. Il m'avait puni pour des péchés dont j'ignorais l'existence. Je voulais devenir Son obligée, mais Il m'avait ôté ce qui était le plus cher à mon coeur. De l'innocente et pieuse jeune fille alcoolique, j'étais devenue une flic athée toujours en quête d'adrénaline. Y'avait du progrès.
J'obtins donc tous mes concours et intégrai la Brigade de Dublin lorsque Siobhán me réclama à son chevet. Elle avait contracté le cancer et ne voulait pas se faire soigner - la volonté de Dieu, bla bla bla. En revanche, elle m'avoua sa faute. Elle aussi était tombée amoureuse d'Isvan, et elle avait brûlé chaque lettre qu'il m'avait envoyé, et avait falsifié la dernière. Ensuite, elle mourut sous mes yeux.
Aujourd'hui encore, j'ignore si le pire est sa confession, le fait qu'elle ne se soit pas excusée ou encore le fait que je n'ai pu voir clair dans son jeu. Toujours est-il que lorsqu'on me proposa une mutation pour New-York, j'acceptai sans hésiter. Je quittai mon Irlande natale à vingt-trois ans, sans bagages, sans regrets, sans espoirs.
J'étais vide.

SOMEWHERE OVER THE RAINBOW

« Tess? Tess, s'il vous plaît! » Elle sursaute. Lui adresse un sourire d'excuses. « Désolée, je me suis laissée absorber dans mes pensées. » « Je disais donc... effectivement, il est mentionné dans votre dossier que vous avez intégré les Forces de l'Ordre à vingt-deux ans, puis que l'année suivante, vous avez muté pour les États-Unis. Après avoir soudainement renoncé à la voie religieuse. » « Je n'avais plus l'inspiration nécessaire. » Il croise son regard. Elle le sent sceptique, il la sent sur la défensive. Laisse tomber. « Bien. Cela fait donc... sept ans que vous travaillez ici? » « Oui, voilà. J'ai tourné dans plusieurs bureaux, mais me voilà. Agent Tess Sayers. » « Bien... » Points de suspensions. Tess joint les deux pieds, se prépare à bondir hors de son fauteuil. « Ce sera tout. Je vous dis à la semaine prochaine? » Poignée de main. « Voilà, c'est ça. À bientôt! »

C'est rapidement expédié. C'est bien.
Tess quitte le bureau du psy soulagée, essuyant ses mains moites sur son jean, lissant son chemisier blanc du plat de la main.

Bien.
Une bonne chose de faite.