« ll y a deux histoires : l'histoire officielle, menteuse, puis l'histoire secrète,
où sont les véritables causes des événements. » — Balzac.

Moi, je ne suis qu'un misérable livre, qui recueille les souvenirs des gens et les garde jalousement jusqu'à la fin d'une vie, et même jusqu'à la fin des temps. Des générations d'écrivains, qu'ils soient en herbe ou confirmés, j'en ai vu passé. Je ne vous raconte pas avec quelque verve et énergie ils consignaient tous leurs souvenirs ! Certains étaient beaucoup plus imaginatifs que d'autres. Ils faisaient parler leur chiens ou même leur lit. D'autres préféraient être plus classique et faire intervenir quelqu'un de réel mais rien ne me battra. Ils ont beau s'évertuer à inventer toutes sortes de situations rocambolesques pour raconter l'histoire de leur vie, le résultat est le même : les générations de maintenant ne savent plus écrire. Ils utilisent des abréviations, privilégient les nouvelles technologies à l'écriture manuelle et se fichent carrément de consigner ce qui leur est arrivé, de leur enfance la plus tendre, à leur vie d'adulte la plus dure. Autant être pus direct : je vais droit à ma perte. Plus rien ne les attire dans l'écriture. Vraiment plus rien. Et ceux qui osent encore lire des histoires sont pointés du doigt et traités d'infâmes monstres qu'il faut exterminer sur le champ. Malgré tout, ce sont eux qui ont raison. Ils existent pour quelque chose. Leurs histoires ne sont pas dépourvues de sens, bien au contraire. Ils se reconnaissent dans tel ou tel personnage qui, implicitement, leur disent comment s'améliorer, comment ne pas sombrer. Mais moi, je ne suis pas un personnage. Donc, normalement, je ne devrais pas donner de leçons. Mais je contiens tellement d'histoires qu'il est difficile d'ignorer les conseils que je contiens. Et toi, petit être innocent, puéril et sans âme, oseras-tu me lire ? Oseras-tu te plonger dans la connaissance d'autrui et réfléchir à ce que tes yeux ont pu retenir ? Pense cela, cher ami... La vie n'est pas gratuite, pour quiconque a le droit à cet avantage... Ou cet inconvénient.

Adam William Gregson. C'est l'un des nouveaux arrivants dans ma longue "vie". Je ne connais encore que peu de choses de lui, mais au fil des jours, de nouvelles pages se remplissent, côtoyant ainsi les anciennes. Lorsque je regarde la date indiquée en en-tête de page, ainsi que celle à laquelle les Parques ont commencé à tisser la toile d'Adam, je sais bien qu'il ne ment pas. Ainsi donc, il est né le 12 janvier 2078, à Las Vegas, ville bercée par la luxure et le plaisir de jouer. A la naissance, c'était un bébé voué à ne pas vivre longtemps. Il avait attrapé un microbe qui aurait largement dû raccourcir sa longévité. Pourtant, grâce à ses parents peut-on dire qui ont, nuit et jour, harcelé les médecins, chirurgiens, pédiatres et j'en passe, le pauvre enfant a pu s'en sortir. Au lieu de rester une semaine dans le service maternité, il est resté plus de deux mois, rien qu'en couveuse. Son état de santé s'améliorait peu rapidement, du goût des parents. Il passa son premier Noël à l'hôpital, entouré de ses parents aux yeux larmoyants de joie, de tristesse et de déception, entouré d'infirmières qui se plaignaient de travailler le jour de cette fête et qui auraient dû aller festoyer en famille, autour d'une bonne grosse dinde aux marrons. Ce qu'elles ne surent pas, en revanche, c'est qu'il allait y avoir une fusillade dans l'hôpital. Qu'il y aurait des balles perdues. Que des dizaines de personnes mourraient. Que l'enfant deviendrait orphelin de père puis de mère. Que ce Noël sera le pire Noël qu'elles aient jamais passé.
Adam s'est soudain retrouvé propulsé dans un mode de vie qui dépassait largement celui auqeul il aurait pu prétendre. Avec ses parents, tout n'aurait pu être que gloire et compagnie. Avec Nelson et Sasha, ses grand-parents maternels, rien de tout cela n'arriva. L'enfant, dès sa sortie de l'hôpital, quelques mois après ce Noël meurtrier, s'imisca dans la vie de ces deux vieux qui ne demandaient qu'à profiter pleinement de leur retraite dans leur petite maison de campagne. L'enfant grandit dans un entourage naturel. Les grattes-ciel, les klaxons à tout va, l'euphorie des heures de pointe, il ne connaissait pas. Pour lui, la vraie vie, c'était se promener autour du lac de ses grand-parents, avec Tobby, le Saint-Bernard de la famille, ou lire un livre allongé sous le saule pleureur du jardin. Parfois, on pouvait le voir aider activement sa grand-mère à la cuisine. Oh Adam était doué pour ce domaine et d'ailleurs, lorsque Sasha expérimentait une nouvelle recette, c'était lui qui venait goûter et donner son avis. Pour Sasha, rien n'importait plus que l'avis de son petit-fils. En ce qui concerne Nelson, c'était une tout autre histoire. Sa vie paisible de retraité a été chamboulée par l'arrivée de ce qu'il appelait un « morveux ». Pour lui, Adam était un emmerdeur de première, un garçon qui préférait s'occuper du boulot des femmes que de faire les travaux des hommes, des vrais, qui consistaient à : planter des légumes, élaguer les arbres, tondre la pelouse, repeindre la façade de la maison, rentrer les moutons et les poules la nuit tombée... Lorsque Nelson voyait sa femme et son petit fils rire à gorge déployée après s'être apsergé de farine, il grommelait dans son coin. Pourtant, il aimait son petit-fils, là n'était pas le problème. Ce qu'il avait toujours eu du mal à faire, ce bon vieu Nelson, c'était montrer ses sentiments à so nentourage. Déjà, lorsque ses enfants n'étaient en âge que de comprendre les areuh, il trouvait toujours un prétexte pour s'éloigner d'eux. Et Adam, lui trouvait cette vie extrêmement géniale. Pour rien au monde il n'aurait voulu la troquer contre une autre. D'ailleurs, en retournant quelques pages en arrière, on peut constater que le petit garçon avait dit que plus tard, il voulait « aider les autres, comme Mamie le fait ! ».
Il allait à l'école du village et se faisait de nouveaux amis qui rêvaient tous de grandeur. Lorsqu'ils préparaient des cadeaux pour la fête des mères ou la fête des pères, il déclarait sereinement qu'il n'en avait pas. A vrai dire, il n'a jamais su ce qu'étaient devenus ses parents. Sasha ne s'aventurait jamais à dire des choses qui pourraient blesser le pauvre enfant. Quant à Nelson, autant l'oublier. Les rares fois où il adressait la parole à son petit-fils, c'était pour lui dire : « c'est bien, je suis fier de toi » ou encore « passe-moi le sel ». Il rentrait tous les soirs avec de bonnes notes en poche et la joie peinte sur son visage. Il entra au collège à onze ans. C'était un tout autre monde qui s'ouvrait devant lui. Il y avait des matières dans lesquelles il excellait ( comme l'art plastique, le sport ou les sciences ) et d'autres matières dans lesquelles ses faiblesses se faisaient ressentir. Et contrairement à ce que son grand-père présageait, Adam avait très bien réussi son collège. Il entra donc au lycée de la grande ville voisine.
Or, il se révéla qu'à ce lycée, tout dégringola. Ses notes qui, au début, furent excellentes, chutèrent et avoisinèrent les zéro. Son comportement aussi changea du tout au tout. Adam s'attira les reproches de ses professeurs qui autrefois le soutenaient. Il ne travaillait plus, n'écoutait plus en cours et répondait à ses professeurs. Personne ne sut réellement ce qui se passa chez le jeune homme. Personne. A part moi, le livre à qui on confie tout. Je sais ce qui s'est passé. Oh, mais en y réfléchissant, vous le savez déjà, vous. Il se trouve que Sasha et Nelson avaient décidé de révéler à Adam où étaient ses parents. Imaginez à présent la réaction de l'enfant lorsqu'on lui dit qu'ils sont morts. Vous pensiez bien qu'à quinze ans, on est assez grand pour savoir ce genre de choses, non ? Et même qu'on peut le dire bien avant quinze ou seize ans. Les jeunes de maintenant sont bien plus forts que les jeunes d'il y a quarante ou cinquante ans. Malgré tout, on peut en trouver des plus faibles parmi d'autres, des volcans endormis parmi eux. C'est de cette dernière catégorie que fait parti Adam. Il envoya valser tous les principes qu'on lui avait inculqués. Sasha le voyait dépérir de jour en jour; elle revoyait faire surface ce pour quoi elle avait lutté. De jour en jour, Adam s'éloignait de ses grand-parents. Puis un jour, il a fui.
En rentrant d'aller faire les courses avec Nelson, Sasha trouva la maison inhabituellement calme, trop à son goût. Nelson s'en fichait royalement. Il avait appris à ignorer Adam. Ils débarassèrent les sacs ensemble puis, prétextant un truc à réparer, Nelson s'éclipsa. Sasha, seule dans la cuisine, s'activait déjà à préparer le repas du soir. Et, lorsqu'elle leva les yeux sur le vase sur la table, elle vit une enveloppe qu'elle n'avait pas vu auparavant. Intriguée, elle la prit, la décacheta et la parcourut des yeux. La fin de la lettre était brouillée, tant par des larmes qui avaient déjà été versées que par les propres larmes de Sasha.

« Papy, Mamie,
Lorsque vous rentrerez, la maison sera vide et j'aurais disparu. Je sais que toi, Mamie, tu voudras me rechercher et me ramener, mais je ne te suivrais pas, cette fois-ci. J'ai trop souffert ici, de ces mensonges cachés qui vous explosent ainsi au visage. Je vous en veux. De m'avoir dissimulé cette vérité si longtemps. J'étais prêt depuis longtemps à savoir où étaient mes parents. Pourquoi ? Pourquoi le dire que maintenant ? Je me sens idiot, maintenant. Je ne peux plus vous regarder en face, pour le moment. Peut-être qu'avec le temps, cette haine passera. Mais là, il faut juste que je réfléchisse. A tout cela.
Est-ce que ça vaut la peine d'être vécu, la vie, si elle n'est qu'une toile de mensonges où, de temps en temps, des aiguilles de vérité viennent repriser les fils éfilochés ? Je ne veux pas jouer à ce jeu. Je suis nul pour vous mentir. Vous m'avez toujours demandé d'être honnête; pourquoi ne l'êtes-vous pas vous-même ?
Je pars. Ne me recherchez pas, je ne reviendrais pas. Je vous demande aussi de ne pas me contacter. Attendez que je fasse le premier pas, que j'avale correctement la pilule. Ne me recherchez pas. Vous me ferez plus de mal que de bien.
Vous savez, j'avais une image de vous. Toi, Papy, l'homme en retrait, distant froid. Qui ne me réconfortait jamais, qui n'était jamais présent dans les moments où j'avais besoin d'un père. Pourquoi ? Pourquoi n'étais-tu pas là alors que mon corps entier le criait ? Et toi, Mamie, je t'ai toujours considéré comme une mère. Très proche de moi, toujours là même quand je n'avais pas envie d'avoir à faire à tes bras. C'est toi qui va me manquer le plus, mais cet éloignement est vital
Avec tout mon amour,
Adam »

Et Adam était parti à New-York où il logea quelques temps chez des personnes au passé de débauches très long. Il pu finir son lycée grâce à ses économies. Il n'entra pas à la faculté car cela ne l'intéressait guère de faire de longues études. Ca ne l'intéressait plus. Il préférait travailler directement, gagner son propre argent et vivre sa vie. Il pensait jour et nuit à ses grand-parents, mais lorsqu'il décrochait le téléphone et composait leur numéro, il raccrochait à la deuxième sonnerie. Chaque lettre qu'il écrivait finissait déchirée dans sa poubelle. Et il s'allongeait sur son lit, impuissant, faible. Triste.
A l'heure où je vous parle, il n'a pas encore eu connaissance de moi, ce livre qui raconte les histoires de tout le monde. Adam est un simple serveur dans un restaurant réputé à New-York. Il aime son travail, il aime sa nouvelle vie, bien qu'au début, rien ne le prédestinait à être au coeur de la ville.
Adam, maintenant, c'est ce garçon qui essaie de réparer les pots cassés, qui essaie de renouer avec son passé.