« ll y a deux histoires : l'histoire officielle, menteuse, puis l'histoire secrète,
où sont les véritables causes des événements. »
— Balzac.

Septembre 2099, New York, Académie Weins
Tu es un frein à mon ascension, Jethro. Alors, je préfère et de loin que tu ne m'approches plus. Nous n'évoluons plus dans les même sphères, nos chemins se séparent ici et maintenant.
Tu te fous de moi? C'est ça? Jethro se saisit des épaules de sa soeur jumelle qui le rejette violemment d'un revers cinglant de la main. Ses yeux bleus se plantent dans les siens, froids et détachés. Il n'y a plus cette lueur malicieuse qui y avait toujours pétillé. Le visage qui hésite encore à devenir adulte et qui a conservé certaines rondeurs de l'enfance affiche une expression austère. La voix est toujours flûtée, musicale mais le ton charrie des glaçons. Sentiment de voir des phrases pré-écrites se bousculer aux portes des lèvres d'Emily et en sortir en rang d'oignons.  
Je suis de Platine, tu es de Plomb. achève-t-elle doucement, comme une évidence. Une main tremblante passe dans les cheveux sombres trop longs de Jethro. Son regard se baisse au sol alors qu'il a la désagréable impression de vivre un mauvais film. Depuis qu'on les a foutu dans cette école, c'est l'instant qu'il redoutait entre tous. Que l'un d'eux cède et abandonne l'autre. Jet', l'électron libre, savait que le système ne le réduirait pas en purée...il avait suffi qu'on qualifie une seule fois ses parents de traîtres pour que l'engeance qui dirigeait cette école puisse s'enfoncer bien profond dans un endroit qui ne voit jamais la lumière du jour l'espoir de lessiver sa cervelle. Et il avait toujours pensé qu'Emily resterait à ses côtés. Ils n'avaient jamais été séparé, ça ne changerait jamais. Ils se l'étaient promis. Dans un chuintement de tissu, Emily lui tourne le dos et se dirige d'un pas raide vers le petit groupe de Platine qui le toise en silence. Platine...à voix basse, Jethro appelle Emily... Il relève la tête et d'une voix plus assurée Emily! Il trotte derrière sa soeur lui saisit le poignet et la tourne dans sa direction. Tu peux pas faire ça. Putain, je suis ton frère. Ton frère jumeau.
Ce ne sont que des liens de sang, Jethro. Je ne peux pas faire avec toi. J'ai une route à prendre et elle est bien plus douce que celle que tu es en train d'emprunter. "Que" des liens de sang? Coup de masse qui le laissé sonné. Depuis qu'ils sont enfants, ils se sont toujours enorgueillis de cette relation fusionnelle. Que Jethro se blesse et Emily pouvait sentir un engourdissement sur sa propre chair. Que la peur tenaille la jeune fille et Jeth' éprouvait aussitôt une gêne qui ne lui appartenait pas. Ils avaient créé un langage bien à eux, n'avaient bien souvent pas besoin de se parler pour se comprendre. Alors non, ce ne sont "que" des liens de sang.
Bordel...mais c'est que tu y crois en plus...et qu'est-ce-que tu fais de notre "toi et moi contre les autres"? On a grandi ensemble, on a mûri ensemble. Qe tu le veuilles ou pas, il y a une part de moi en toi. Et c'est réciproque. Ses doigts se serrent sur le poignet fin et délicat. Emily lève le regard sur le visage de son frère. Les iris noirs sont envahis d'une brume liquide. Elle devrait s'en émouvoir, après tout, il s'agit de son frère, mais non. Rien. Le vide. A part cette gêne qui lui tord les tripes au contact de la paume tiède sur sa peau.Quoi qu'il te sois arrivé, je te promet de te ramener. Un rire aigre s'échappe des lèvres de la jeune fille.
Mais je suis très bien où je suis. Très très bien même. Je n'ai nulle envie de régresser. Laisses-moi rejoindre mes amis. Si tu as une once d'affection pour moi...laisses-moi partir. Amis? Le regard de Jethro se pose sur le quatuor qui les observe. Une bande de Platine dont la perfection ne fait que les rapprocher des marionnettes ou des automates. Visages lisses. Comportements lisses. Pas une épine ne dépasse, on les a enfoncé dans un carcan et on a coupé tout ce qui dépassait. Et ils en sont fiers. D'un geste sec, Emily se dégage. Trop facilement d'ailleurs mais Jet' a l'impression de s'être pris un mauvais coup à l'arrière du crâne, le bras glisse entre ses doigts. C'est comme essayer de retenir de l'eau. La jeune fille s'éloigne avec des airs définitifs, elle croise en sens inverse l'un de ces Titanes sans saveur qui se poste devant lui, poings sur les hanches, sourire triomphant.
Wentworth...si tu aimes vraiment ta soeur, il faut l'abandonner. Qu'elle vole et ne rampe plus au sol avec les Plombs. Rien n'est définitif, tu sais. Si tu joues à nos règles, si tu obéis, c'est avec joie qu'on t'accueillera parmi nous. Les yeux en amande quittent le bitume, se posent sur les deux pieds face à lui, remontent le long des jambes, lentement, jusqu'à croiser le regard presque bovin du Platine. Il préfèrerait encore une bravade, un défi, une insulte plutôt que ce discours suave qui le caresse dans le sens du poil. Abandonnes, soumets-toi et tout ira bien. Il secoue lentement la tête.
Pour commencer, je vais te démolir, ici et maintenant parce que je suis encore un être humain qui peut agir stupidement et impulsivement. Et dans les jours qui vont suivre, t'as intérêt à raser les murs et à pas te balader seul parce que contrairement à toi, j'en ai rien à cirer de cette école et de ce qu'on peut écrire dans mon dossier. Platine ou pas, Emily reste sa soeur, sa seule famille, alors, sans temps mort, il bondit à la gorge de l'autre. Rapidement, un cercle d'élèves se forme autour d'eux et ce n'est qu'au bout de longues minutes d'un échange aussi violent qu'haineux que quelqu'un se décide à les séparer avant que le Platine ne lève les mains en signe d'abandon.



Ta soeur est perdue, Jet'. On ne peut pas faire machine arrière ici. On avance ou on stagne mais on ne régresse pas. C'est ce que tout le monde lui a répété après son énième altercation avec les Platines, pourtant Jethro ne peut se résoudre à abandonner sa soeur. Il pourrait fort bien supporter la voir traîner avec des cons, ils font beaucoup de bruit mais on peut facilement les faire taire. Par contre, la voir se comporter comme une conne, en oublier jusqu'à ce qu'elle a toujours été. Il a envie de la baffer jusqu'à lui remettre les idées en place. Il a envie de l'assommer pour l'emmener loin de cet endroit. Il a envie de retrouver sa soeur, pas ce pantin aux yeux vides qui le toise quand ils se croisent et qui l'évite soigneusement. Jet ne comprend pas comment ce lien si fort qu'ils avaient a pu être brisé si facilement.

Il y a dix ans, alors qu'ils n'étaient encore que des enfants, leurs parents leur ont été arraché. Enfin, c'est de cette façon que Jethro visualise la chose et maintenant à l'aube de l'âge adulte, il ne voit pas d'autre explication qu'une amputation propre et indolore. Sous la politique Gordon, le couple d'enseignants avait décliné la proposition de rejoindre Weins. A leurs yeux, il y avait quelque chose de trop dérangeant dans cet établissement et ils préféraient s'occuper des plus jeunes. Peut-être que leur erreur fut là? Peut-être que le discours un peu trop libertaire qu'ils servaient aux enfants à l'aube de l'adolescence ne plaisait pas? Ils furent absorbés par les ténèbres d'une nuit. En silence.Issu du grand black out, le couple Mentworth a toujours mis en avant l'importance du savoir, de l'érudition et de la connaissance. Quand la technologie s'est tu, ils se sont faits gardiens d'une civilisation qui devait se rappeler que son salut se situait dans son histoire, dans ces erreurs à ne pas reproduire et dans ces coups de génie qu'il fallait cultiver. Jethro et Emily ont été éduqué de la même façon. On les poussait à se poser les bonnes questions, à échafauder des raisonnements, à ne pas se laisser endormir. Imaginaire nourri à coups de contes philosophiques où les adultes amenaient les enfants à s'interroger sur le sens de l'histoire. Ils étaient des parents aimants et ils ne les auraient jamais abandonné pour partir Dieu seul sait où. Pourtant, c'est bien ce qu'on a essayé de leur faire croire et même si Emily sembla mordre à l'hameçon sur le coup pour Jethro c'était aussi aberrant que de dire qu'un troisième bras au milieu du front est quelque chose de normal.
Le lendemain du départ précipité de leurs parents, Jethro et Emily furent placés chez une lointaine tante. Bigote, dévouée au Gouvernement, le changement fut radical. On ne débattait pas dans cette maison. Pas de jeux d'esprit, pas de joutes oratoires amusantes où l'on cherchait à coincer l'adulte. Pries. Regardes la télé. Lis les livres que l'on te donne. Tais-toi. Tu as de la chance d'être ici. Arrêtes de parler de tes parents louches qui vous ont abandonné. S'il n'avait pas été là, Emily aurait sûrement obéi mais il était trop présent et déjà trop effronté, trop bien martelé par son éducation. Dès qu'ils en eurent l'âge on les inscrivit à Weins. L'adolescente s'en réjouissait mais pour son frère...derrière les sourires parfaits que l'écran cathodique lui envoyait, les rangs impeccables des élèves lors des cérémonies, un sentiment de factice s'en dégageait. Il se souvenait des phrases de ses parents, l'adolescent force créatrice qui s'insurgeait de tout, se révoltait, voulait toujours plus et rêvait d'un monde meilleur. Ils étaient où ces ados grisés par le refus de l'autorité?
Et puis, ils entrèrent enfin à Weins. Joie naïve pour Emily. Ennui profond pour Jethro. Fierté de la tante. La jeune fille s'enchantait de tout et de rien, était fascinée par ses Platines. Pour le frère, c'était tout autre. Sentiment de voir au-delà des apparences, au-delà de la peinture fraîche étalée un peu partout. Trop aseptisé. Tout est trop aseptisé, artificiel et factice. Dans ces murs, on divise pour mieux régner. On flatte les uns pour mieux frustrer les autres. On parle d'ascension mais pour Jeth' c'est une lente déliquescence de l'être humain. Il ne peut pas être le seul à voir cela. C'est tellement évident à ses yeux. Alors, il s'accroche à Emily, la force à garder les yeux ouverts.
Ne te laisses pas aveugler. Je vais te raconter une histoire, celles des hommes cachés dans une caverne et qui observent leurs ombres projetés sur la paroi du fond.
Je vais te raconter l'histoire d'un petit blond tombé des étoiles dans un désert et qui veut qu'on lui dessine un mouton.
Je vais te parler de ce poète français qui par-delà l'exil dont il a été frappé n'a pas oublié sa patrie n'a pas baissé les bras et a continué la bataille à coups de vers, à coup de plume.
Ecoutes notre histoire, celle de notre espèce ailleurs, dans d'autres pays par-delà les mers. Ils se sont tous battus contre le système. Les peuples ne doivent pas craindre leur gouvernement. C'est le gouvernement qui doit craindre les peuples.
Mais ça ne suffira pas. Le Zinc envahit doucement la jeune fille. Et puis le Platine la fige et insensibilise son coeur.

Il a échoué. Lamentablement échoué dans son rôle de protecteur, de frère.
Assis dans l'allée des brumes, Jethro a tous les airs de l'adolescent abattu en plein vol mais il fulmine intérieurement et les cigarettes qu'il allume les unes après les autres n'en sont que le signe le plus flagrant. Le feu ne s'apaise pas et rien ne le réconforte. Même si cette entreprise est vouée à l'échec, il récupèrera sa soeur quoi qu'il lui en coûte, peu importe ce qu'il devra faire. S'il doit tout brûler, tout détruire, il le fera. Lui voler Emily était la dernière chose à faire. Jethro a toujours été un élément perturbateur, un anarchiste grande gueule et insoumis, un mouton noir au milieu du troupeau immaculé, un furoncle sur le front lisse de l'Académie. Ca ne sera que trop vrai cette année. Il tire une longue bouffée sur sa cigarette jusqu'à ce qu'elle lui brûle la lèvre. D'une pichenette, il envoie son mégot voler en face de lui. Explosion de petites braises lorsqu'il touche le sol, le regard noir se lève sur le ciel nocturne. Dorénavant, il n'a vraiment plus rien à perdre et tout à gagner.  

« Un homme de caractère n'a pas bon caractère. »
— Jules Renard.

Irrespectueux, indiscipliné, parfois vulgaire, impulsif, imprévisible, fier sont autant de qualicatifs adaptés à Jethro. Malgré une gueule d'ange, il ne fait aucun doute. Jethro est un rebelle qui ne supporte aucun collier sur son cou. Et c'est encore pire depuis cette rentrée 2099 date à laquelle sa soeur a rejoint les Platines. Emily était la seule à savoir le tempérer et sa présence seule apaisait toujours le volcanique Jethro. Sa perte, conjuguée au fait que dorénavant elle fait partie intégrante des cons, n'a fait qu'attiser et exacerber un caractère qui était déjà bien trempé.
Les Zincs, les Platines essaient de confronter leur point de vue au sien, tentant de lui montrer que l'herbe est plus verte dans les champs bien délimités où ils broutent passivement. Mais Jethro préfère les chardons. Loin de s'en chagriner, les discours mielleux ne l'atteignent pas et Jethro se plaît à répéter qu'il préfère rester dans la fange des Plombs où la puanteur n'a rien de toxique.

Depuis septembre, Jeth' a opéré un changement complet de son comportement. Chieur et pénible, il s'était toujours efforcé de plus ou moins respecter les règles par égard pour sa jumelle. Maintenant, il n'a de respect pour rien, que cela soit les gens ou l'Académie en elle-même. Il a annoté de nombreux ouvrages à la bibliothèque les truffants de questions, de citations, glissé entre des pages noires d'inepties et de propagande, des pamphlets acides. Rien n'a de réel ascendant sur lui. Jethro provoque tout et n'importe qui. Il provoque régulièrement les Platines tentant d'éveiller, d'attiser ce feu de l'adolescence dont ses parents lui avaient si souvent parlé avec amusement. Et si ses propos ne font pas mouche, il bouscule, il pousse, il frappe jusqu'à obtenir une réaction n'importe laquelle mais qui ne lui donne pas l'impression d'être entourée d'automates. En classe, il est généralement vautré au fond de la salle, passif, écoutant d'une oreille distraite ce qu'il se passe. Il nage à contre-courant, son champ de référence n'est pas celui de son époque, il cite des auteurs rebelles, évoque des révolutions populaires... Les enseignants ont beau lui faire remarquer son attitude déplorable, sa tenue inadaptée, ils ont beau s'énerver, invectiver, punir, il n'y a aucune réaction de la part de Jethro qui se contente de lever les yeux sur ce qui le dérange et d'hausser négligemment les sourcils. Ironie, cynisme et remarques cinglantes fusent. Jethro a déjà échoué en retenue mais il n'y plie pas plus que dans les couloirs. Il se raccroche à ses souvenirs, ces images du passé où Emily n'était pas une poupée de porcelaine parfaite, il récite des vers appris il y a des années les récitant encore et encore comme un mantra. La tête haute, il ne courbera jamais le dos face à qui que ce soit. Imprévisible, il a déjà quitté des salles de classe sur un coup de tête.
Jethro n'est pas une lumière en classe, ses résultats sont franchement mauvais - sauf au tir à l'arc où il y a peu d'étudiants au-dessus de lui au tableau d'honneur - pourtant, ceux et celles qui osent l'approcher sont souvent surpris, car le Plomb est loin d'être aussi idiot qu'il le montre. C'est un ami sincère, fidèle et dévoué, protecteur à la limite de la possessivité. Trop sensible, les Platines ont rapidement compris qu'Emily est la clé de tout. Si Jethro peut être brisé, c'est bien par le biais de la jeune fille.
 

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