« ll y a deux histoires : l'histoire officielle, menteuse, puis l'histoire secrète,
où sont les véritables causes des événements. »
— Balzac.

Cher Dieu,
J'ai rencontré un homme très gentil aujourd'hui, un prêtre, qui m'a parlé de toi, et je t'écris parce que je te trouve vachement chouette. Maman dit que c'est bien d'avoir la foi en quelque chose mais que, attention, la croyance est l'apanage des idiots et la foi une réflexion au jour le jour. Je comprends pas tous les mots, je crois que ça veut dire qu'il faut pas avaler tout ce qu'on me dit bêtement. Mais moi, j'ai que six ans, je sais encore rien, alors va savoir si on me dit des mensonges ou pas. Tiens, Jet', par exemple, il arrête pas de me faire croire tout un tas de trucs, rien que pour m'embêter.
Jet', c'est mon frère jumeau, mais tu dois déjà le savoir. Je voulais te remercier, d'ailleurs, parce que paraît que ça arrive pas souvent, d'avoir un jumeau, alors c'est gentil de m'en donner un à moi. Il est embêtant, parfois, mais je l'adore. On a même inventé un langage rien qu'à nous. Et je te le dis à toi, parce que toi je suis sûre que tu me croiras, mais j'arrive à savoir ce qu'il ressent. Je te jure, l'autre fois, il s'était fait mal, et je l'ai senti tout de suite. C'est chouette, quand même, ce pouvoir. C'est rien qu'à nous deux.
Papa et Maman ont eu une promission dans la nouvelle académie qui va ouvrir. Je pense que t'es pas le seul responsable, ils ont travaillé dur, mais si t'as donné un coup de pouce, merci aussi pour ça. Ils sont tout contents d'enseigner là-bas, papa et maman. Moi j'espère que les autres enfants me voleront pas mes parents. C'est mes parents, quand même. Non mais alors.
Bon, voilà, c'est tout ce que j'avais à dire. Ah oui, si tu pouvais convaincre maman qu'avoir un chien dans New York est pas idiot et que ça nous ferait super plaisir, ce serait bien. Jet' veut pas croire qu'on en aura un. Il est enquiquinant, quand même.
Je t'écrirai bientôt. Maman m'appelle pour le goûter.
Salut !


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" Mamaaaaaaaaaaan, il m'a volé mon gâteau ! "
Une tignasse brune passe par dessus la table pour en attaquer une autre. Et dans un soleil de seize heures trente en plein de mois de Mars, tout juste assez tiède pour réchauffer les quelques passants, deux jumeaux répandent dans la cuisine l'énergie calorifère de leur lutte. Les parents sourient un peu puis les séparent, et il ne faut pas quelques secondes pour que l'incident du vol infâme soit oublié.
La famille Mentworth est une famille modeste, mais épanouie. Deux parents à l'intelligence tant humaine qu'érudite, agrémentés d'un assortiment un peu inattendu d'enfants heureux de vivre. Si le père et la mère s'emploient à cultiver les jumeaux de contacts sociaux et réflexions accrues, leur passe temps favori reste de se cacher pour parler dans leur langue imaginaire. Et la vie s'équilibre au rythme de cette allégresse, encore plus forte depuis que le couple a reçu cette fameuse promotion, dans une académie flambant neuve.


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Cher Dieu,
Merci pour le chien. Jet' a eu l'air vachement idiot. On l'a appelé Darwin. Ca a beaucoup fait rire maman. Elle dit que je comprendrai plus tard.
Je dois y aller, on va au parc avec les enfants du quartier pour notre anniversaire.




Cher Dieu,
Je veux pas être méchante mais sur ce coup là, tu t'es planté. C'est parce que j'ai oublié de t'écrire ? Ils ont emmené papa et maman hier, on les a toujours pas revus. Là, on est chez une tante. Elle dit que c'est la cousine de maman mais moi, je l'avais jamais vue, cette femme. Elle dit aussi que ça devait bien finir par arriver, et qu'à force de secouer l'arbre, on se prend des trucs sur la tête. Et qu'on a bien de la chance qu'ils aient voulu nous recueillir vu la situation. Elle me fait un peu penser à l'histoire de la croyance et des idiots, même si j'ai toujours pas compris.
Enfin voilà, je t'ai écrit. Faut les ramener, maintenant. S'il te plaît.


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" Tu as le visage tout noir ! "

C'est le jeu préféré d'Emily, de fixer le soleil trop longtemps, jusqu'à embrumer son regard de petites tâches constellant le visage de son frère. Chaque fois qu'ils fuient tous les deux pour courir dans le parc, elle se brûle la rétine sur le soleil d'été, et regarde le monde sous un autre angle. Un angle à elle. Un angle d'enfant.
Les enfants Mentworth ont perdu leur parent mais pas leur joie de vivre, et encore moins leur complicité. Si Jethro endosse beaucoup le poids de ce qui se passe autour d'eux, Emily est épargnée, elle conserve son innocence précieuse malgré l'agressivité qui l'entoure. Elle adoucit son frère, en un sens, et lui rappelle qu'il reste beaucoup de rêves dans la triste réalité.


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Cher Dieu,
Papa et Maman ne sont toujours pas là. J'ai été très en colère contre toi au début mais maintenant, je me dis que tu peux peut être rien. C'est peut être plus compliqué que le coup du chien. Donc je suis désolée de t'avoir crié dessus mais faut me comprendre, c'est pas facile. Ils me manquent. Et puis les enfants du quartier ne veulent plus jouer avec nous. Ils disent des choses bizarres. Jet' dit que c'est des bêtises, tout ça. (enfin, il dit un autre mot, mais je vais pas te le répéter à toi, quand même. ) Heureusement qu'il est là, quand même. On reste tous les deux, tant pis pour les autres enfants. Et puis, il y a Darwin. Il énerve beaucoup mon oncle, c'est très drôle. Il n'arrête pas de répéter " j'aurais ta peau, j'aurais ta peau. Et puis ce nom, ce nom ! " Mon tante et mon oncle croient beaucoup en toi, il y a des images de toi partout dans l'appartement. Mais je comprends toujours pas le problème avec Darwin...
Enfin, voilà. Si tu peux vraiment pas ramener papa et maman, essaye de veiller sur eux, quand même. Et puis sur Jet', aussi. Et je sais qu'il faut penser aux autres, mais si t'as le temps de veiller sur moi... J'ai un peu peur, quand même.




Cher Dieu,
J'ai dix ans, aujourd'hui ! Un âge à deux chiffres, c'est chouette comme tout ! Jet' aussi, mais lui c'est un garçon, alors c'est moins important. Je plaisante, hein. Tu sais que je l'aime, toi. C'est juste pour l'embêter, lui. Au fait, c'est toi qui lui as demandé de veiller sur moi comme ça ? C'est gentil, mais occupe-toi un peu de lui, quand même. Il sourit de moins en moins, et ça commence à l'énerver quand je parle de toi. Faudrait lui faire un petit signe. Et oublie pas de veiller sur papa et maman, hein. C'est important.
Le gâteau était pas très bon, ma tante sait pas les faire, mais je suis polie, j'ai rien dit. Si tu pouvais quand même l'aider à s'améliorer, ce serait un chouette signe pour Jet'.
A bientôt !




Cher Dieu,
Je te fais une petite visite de courtoisie pour te prévenir que je t'écrirai moins souvent. Jethro et moi, on rentre dans l'académie où travaillaient mes parents et j'aurais moins le temps de venir te voir, paraît-il. Et puis je risque encore de m'énerver souvent et de te crier dessus, alors que c'est pas le but de mes lettres. Je commence à me demander si tu existes vraiment, mais c'est peut être qu'une question d'intimité, et il me semble que ça n'a pas d'importance, si tu existes ou pas. Tant que moi, ça m'aide à garder les idées claires. Enfin, je te promets pas de devenir comme ma tante avec toi plus tard, c'est un peu excessif, ses histoires.
Je sais que tu ne veux pas entendre parler de ça mais si tu pouvais me mettre des beaux garçons dans ma classe. Eh, j'ai plus mes parents et je m'embarque dans l'académie qui leur a causé tellement de problèmes, tu me dois bien ça. Ferme les yeux deux petites heures et ça ira très bien.
Et puis souhaite moi bon courage, hein. A Jet', aussi. Moi je suis à cran mais lui, il est carrément en mode cocotte minute.
Allez, à plus !
P.S : j'ai compris le truc de Darwin. C'est vrai que c'est drôle.




Monsieur le Gouverneur,
Notre professeur nous a demandé de vous écrire une lettre, il dit que c'est un exercice pour habileté à communiquer avec notre nouvel environnement. Je dois dire que je suis satisfaite, j'ai de l'entraînement sur la correspondance épistolaire, enfin un exercice que je ne risque pas de rater. Je ne sais pas si vous lirez cette lettre, pas sûre que les Plombs aient accès jusqu'à vous. Oui, je suis Plomb. Quand Jethro et moi sommes entrés dans cette académie, j'avais qu'une seule envie, c'était de tout envoyer en l'air de l'intérieur, à cause de mon parcours personnel. Je ne vous demande pas de comprendre, j'ai reçu la sanction qui s'imposait dans ce genre de cas, toujours est-il que ce que nous avons fait, nous ne l'avons pas fait sans raison.

Mais je commence à me faire à l'idée. Et depuis quelques temps, à mon propre étonnement, mes notes grimpent en flèche. Si les choses se passent bien, je devrais remonter assez vite dans le classement. C'est important, de bien réussir. Mon frère est plus sceptique, disons, pour employer un euphémisme, mais je suis certaine qu'il comprendra bientôt aussi. C'est qu'il a un caractère difficile, mais je vous assure que c'est quelqu'un de très bien. Et puis, j'aurais de la peine si on en venait à être séparé, on est très lié lui et moi. Enfin, si tant est que vous lisiez cette lettre, ce n'est pas votre problème, je ne veux pas vous embêter avec ça.
Soit dit en passant, je trouvais cette académie très laide mais à bien y regarder, le bâtiment est assez classieux. Et les cours sont très intéressants.
On est parti du mauvais pied, vous et moi. Mais ça va s'arranger, j'ai toute confiance en votre bon jugement.
Cordialement,

Emily Mentworth.




" Vous n'avez pas vu Jethro ?
- Il doit pas encore être arrivé. C'est pas grave, t'as qu'à venir manger avec nous. "

Dans un élan de détresse, Emily assoit son petit corps sur une chaise, en face des élèves supérieures. Elle parcourt la pièce pleine à craquer des yeux, un long moment, avant de reporter son attention sur les silhouettes alentours, passant si vite qu'elle peine à les visualiser toutes.  Avant, Jethro mangeait avec elle, il lui serrait la main. Mais depuis la promotion tant attendue dans les alliages métalliques, elle ne le voit presque plus. Il refuse souvent la plupart des cours Et quand il y va, il est toujours terriblement réfractaire à ce qu'on lui raconte, alors qu'elle commence à trouver tout ça de plus en plus criant de vérité.
Non, Emily ne sait pas ce qu'elle avale, tous les jours comme celui-là, à la cafétéria. Elle ne connaît pas la teneur du traitement, comme elle ne sait pas qu'un détour aléatoire dans ses connexion neuronales l'a rendue si sensible à ses effets, malgré son passé tellement riche en libre arbitre, en réflexions, en oppression... Tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle se sent étrangement bien, depuis quelques mois. Comme si toutes les données du système se simplifiaient. Elle obtient des résultats excellents, et son cerveau est trop entravé pour se demander pourquoi.

Emilie fusionne avec son zinc, sans s'en rendre compte.

Et puis, elle a peur. Longtemps, la petite fille cachée en elle a bien voulu croire que ses parents étaient retenus quelque part, qu'ils la rejoindraient, que Dieu veillait sur eux. Mais la funeste réalité était trop aveuglante pour ne pas la voir un jour. Alors, elle a peur. Peur de mourir, peur à en crever. Peur à enrager contre son frère, parce qu'elle ne veut seulement pas qu'il meure.

Emily absorbe les masses d'information, les cours, jusque tard dans la nuit, et s'endort presque toujours sur eux. Et quand elle se réveille, le monde est simple, clair, plein de promesses et d'espoir. Au revoir angoisse, bonjour les rigoles paramétrées de son cerveau.




" Ca y est, tu rejoins enfin la cour des grands. C'est bien, on va enfin pouvoir afficher notre relation, maintenant. Je suis fier de toi. C'est une belle promotion.
- Tu crois que Jethro va venir aussi ? Il me manque, c'est terrible.
- Il faut que tu arrêtes de penser à ton frère, Emily. C'est un boulet, pour toi. Tu vois bien qu'il ne fait aucun effort. Il sombre dans la criminalité, ton frère. Tu veux te faire traîner dans le gouffre avec lui ?
- Non, mais... Je l'aime, moi.
- Mais personne ne t'interdit de l'aimer. C'est tout à ton honneur, de continuer à l'aimer. Mais si tu veux l'aider, ne l'encourage pas dans cette voie. Y a rien de bon au bout.
- ...
- Allez, viens, j'ai une surprise pour toi. "

Emily hésite. Emily sourit. Elle se laisse doucement entraîner sous le bras de John.
John, c'est son petit ami. Il est Zinc, elle aussi. Depuis tout juste quelques heures. Sa remontée dans le classement vient d'être officialisée. Ca ne durera pas longtemps entre eux. Le temps que les étincelles enfantines de son admiration s'estompent, derniers restes d'innocence dans la marée humaine. C'est un beau garçon, et un type qui a des choses à lui apprendre. Emily lâche doucement la main de son frère pour saisir celle, plus reconnue, des grands de ce monde. Les bons démagogues, les adultes manipulateurs. Et personne ne se serait douté, à quel point il ont réussi à l'avoir, comment leur fierté peut être grande. Lentement, goutte à goutte, on a injecté à Emily le poison de vérités faciles, avec le consentement de son cerveau malade.

" C'est drôle, quand je fixe le soleil, tu as le visage tout noir !
- Ne fais pas l'enfant, tu sais que je déteste ça.
- ... Pardon. "


-


Monsieur le Gouverneur,
Ce n'est pas un exercice, cette fois, j'écris cette lettre de mon propre chef. Je la posterai peut être. Ou pas. C'est avant tout parce que mon dernier correspondant me semble un peu dépassé par les considérations pratiques que j'ai à transmettre.
Je suis enfin arrivée là où je désirais par dessus tout arriver. L'élite, la majorité qui pourra choisir. Peut être médecin, sans doute avocate. J'hésite encore. Pour l'instant, je me contente de profiter de cette académie, et de la chance qu'elle m'offre.
Je tenais donc à vous remercier en personne, et m'excuser du comportement répréhensible que ma famille a pu avoir à votre égard. De mes parents à mon frère, l'attitude est restée la même, insolente trahison à notre système. Je rattrape cette tare familiale du mieux que je le peux, ma récente intégration chez les Cheerleaders m'aidera sans doute à laver mon nom et celui de mes futurs enfants. En attendant, je vous adresse, monsieur le Gouverneur, mes sentiments les plus sincères.

Emily Mentworth.

P.S : pourriez vous négocier avec le Directeur d'un emploi du temps qui m'éviterait de subir la présence de mon frère ? Ses jérémiades me fatiguent. Il m'a totalement humiliée devant mes compatriotes, l'autre jour.




" Ton frère ne viendra pas, ce week end ?
- Tu sais bien qu'il ne veut plus. Et puis, faudrait encore qu'il ait des permissions. Doit être entrain de traîner je sais pas où pour vandaliser un truc. C'est sa grande passion, ça. Là où Jethro passe, les boîtes aux lettres trépassent.
- Quel gâchis, quand même. Bon, ça n'a jamais été un enfant facile. Mais enfin... quel gâ...
- On peut arrêter de parler de lui ? "

Une fourchette en argent qui se plante un peu trop brusquement dans une vaisselle de porcelaine. La tante écarquille un instant les yeux devant le méfait. Mais elle ne dit rien, elle toussote. La tante, c'est la championne du toussotement, aussi sûrement que le frère est champion de vulgarité.
Emily avale sa dernière bouchée tout rond et s'essuie la bouche. En levant les yeux vers la fenêtre, elle peut voir les  d'un parc, où s'infiltre une lumière blanche, qui fait des tâches noires quand on la regarde trop longtemps. Dans un soupir bref, elle finit son verre d'eau et se lève de table. Elle a du travail.

" Il faudrait vraiment songer à les raser, ces fichus arbres. " maugrée t'elle, dans la foulée vers ses précieux livres de cours.


-


" Je viens vous voir à cause de mes migraines, docteur. Vous êtes docteur, n'est ce pas ? ... Je ne sais pas, psychiatre, ça sonne un peu comme un nom de code pour sorcier vaudou. Mais je suppose qu'on doit vous le dire souvent. Mes migraines, donc. Je crois que c'est ophtalmique. Quand j'en ai, je ne peux plus supporter la lumière du jour, pendant vingt quatre ou vingt six heures. Si vous pouviez mettre des antidouleurs. Vous avez le droit de prescrire ? ... Non, c'est pas si évident que ça, figurez-vous.
Comment je vais ? Bien, très bien. Tout se passe à merveille. La seule chose qui m'embête, c'est ce rêve que je fais tout le temps. On est dans mon ancien appartement, il y a toute ma classe, et le professeur n'arrête pas de soupirer " j'aurais sa peau un jour. " Et y a Charles Darwin qui joue la marche funèbre sur un plateau en forme de chien. Un chien bleu. Et je suis intimement persuadée, dans mon rêve, que ce n'est pas le chien qui est bleu, mais le bleu qui est chien. Je sais pas ce que ça veut dire. C'est vous, le psychiatre, non ?
D'ailleurs, la marche funèbre est plutôt rose... ou sept... Enfin, les rêves, hein...
Et là, je me lève et j'étrangle mon frère. J'arrête pas, j'arrête pas, et lui, il se marre. Plus je serre et plus il se marre. Il est tout bleu mais il se marre, ce con. Et puis, à un moment, il ne rit plus. Il me fixe avec ses yeux vitreux, et la marche funèbre se met à jouer plus fort, le professeur gueule " j'aurais sa peau, j'aurais sa peau. " Et voilà.
Ce que j'en pense ? Je pense qu'il a réussi à venir me pourrir la vie jusque dans mes rêves, ce crétin.
Bon... et ces antidouleurs ?


-


" C'est quand même admirable, cette progression que tu as faite, Emily. " minaude Christine. Celle-là, alors... " quand on voit d'où tu viens, et ce que tu traînes comme famille... Enfin, fais quand même attention si tu fais des enfants un jour, que la génétique te rattrape pas. Ce serait dommage de faire encore des tarés. "

Un sourire échangé. Glacial. Emily tait la réponse cinglante lui saignant la langue, elle replonge sur son assiette en silence. C'est ainsi, lorsqu'on entre dans la cour des grands, petite fille. Plus de jeu à l'emporte pièce, plus de partie de cache cache dans les arbres et, surtout, plus aucune révolte avouée. La cour est insidieuse et ses sujets sanguinaires, la dernière chose à faire est de t'ouvrir une veine devant eux. Autout de l'enfant, les hyènes continuent leur laïus et leur rire, n'attisant rien de plus que son indifférence. Et c'est lorsqu'elle a fini son repas, le plus paisiblement du monde, qu'elle s'autorise enfin à poser sa fourchette et racler tendrement sa gorge, à l'attention de la vorace assemblée.

" Laissez-moi éclaircir certaines choses : Jethro est mon frère. Ce n'est pas un minuscule détail de mon curriculum que vous pouvez vous amuser à sortir et agiter comme un hochet quand bon vous semble, c'est mon frère. Si Gordon le veut, un jour, il aura perdu suffisamment et j'aurai gagné assez pour lui envoyer une balle entre les deux yeux, être louée et adulée pour ça. J'attends ce moment avec impatience mais d'ici là, il est à moi. Et le premier d'entre-vous que je vois tenter, d'une façon ou d'une autre, de retourner cet état de fait contre moi, je m'arrangerai pour lui coller une réputation telle au sein de cette académie, que même les plombs auront la permission de le tabasser à mort. Je suis plus intelligente que vous. Je suis plus vicieuse que vous. Et, surtout, j'ai beaucoup moins à perdre que vous tous réunis. "

Serviette jetée sur la table, plateau récupéré, Emily quitte son assise dans un silence de mort. Elle cherche Jethro des yeux, juste pour défouler sa gaine dans un regard assassin.  La pupille n'a plus de brume. La pupille est vive. La pupille est noire. Emily est là. L'enfant a disparu sous une crise de folie chimique est aberrante, mais c'est la crise d'un être conscient. Et quand bien même c'est là l'émanation d'une haine corrosive, ce n'est pas de l'indifférence.
Il reste autre chose que de l'indifférence.
Cette chose qui va la clouer au lit de douleur, la tête enfouie sous un oreiller, pendant les vingt quatre prochaines heures.

Es-tu fier de nous ?


-


Cher Dieu,
Dorénavant, je me passerai de tes services.
J'ai trouvé Gordon, il est nettement plus efficace.
Je ne te remercie pas pour m'avoir collé un frère pareil, ni pour les migraines de ce mois-ci.
Porte-toi bien. Et bon débarras.

« Un homme de caractère n'a pas bon caractère. »
— Jules Renard.

Une théorie dit que dans tout duo, il existe deux espèces, une dominante et une dominée. Un leader et un suiveur. Pour autant qu'on le sache, Emily a toujours sublimé la seconde catégorie, plus ou moins sciemment.
Enfant, elle était la petite fille qu'on aurait tous rêvé d'avoir, ou de rencontrer un jour. Souriante, curieuse, optimiste et bien élevée, elle faisait la fierté de ses parents, où qu'ils se trouvent, et de son frère, le premier et dernier amour de sa vie. Comme pour tous les jumeaux, ils ont eu leur langage propre, leur affection propre, ce lien inimitable qui a, à travers les siècles, déchaîné la curiosité puis la science. Jamais Emily n'aurait songé vivre sa vie sans Jethro, elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde, car suivre et soutenir était encore ce qu'elle pouvait faire de mieux. Si on lui avait dit, à l'époque, ce qui allait arrivé ensuite, elle aurait probablement ri. Ou envoyé son petit peton dans le tibia de l'insolent menteur, allez savoir.

De tout cela, cette énergie débordante et résolument infantile, il ne reste rien. Rien du tout. Rien qui ne soit conscient, du moins. Le traitement a fait son office et Emily a résolument oublié tout ce qui pouvait faire d'elle et de son frère un duo véritable, un amour optimiste. Au passage, elle a balayé toute la force puérile de ses jeunes années, pour ne devenir plus qu'une coquille froide taillée dans la plus grande propagande. En apparence, Emily est pareille à tous ses semblables, intelligente mais manipulée, instruite mais ignorante, enfant modèle emplie de cruauté. Elle est extrêmement fière d'être parvenue aux sommets et ne jure plus que par des monts plus hauts encore. De suiveuse, elle est devenue terriblement ambitieuse. Ses résultats académiques sont à l'image de sa hargne de vaincre, son attitude en meute une véritable déclaration de guerre à la faiblesse. Loin de faire oeuvre de violence directe, frontale et facile, elle use des pires subterfuges pour obtenir gain de cause et ne s'en excuse jamais.

Mais ce que le monde ne sait pas, ce qu'Emily nie encore, c'est que son inconscient est lui-même entré en guerre avec cet acte contre nature. Les académiciens et professeurs ne se rendent pas compte à quel point neuf mois passés dans le ventre de la même mère peuvent tisser un lien bien au delà de la propagande. Et derrière ce qu'elle pense, la bête agonisante de cet inconscient lutte encore avec ce qu'elle voit comme une incohérence. Emily commence à développer des migraines, des instants d'absence, et même à entretenir de plus en plus de délires. Son imagination débordante, entretenue par ses lettres avec le Très Haut, a commencé à lentement effriter sa notion de la réalité pour survivre avec les paradoxes nichés au sein de son propre crâne. Entièrement dévouée à Gordon, elle devient de plus en plus persuadée, même si elle ne l'a jamais rencontrée, qu'il échange avec elle par lettre et agit en fonction de ce qu'elle lui raconte. Dans ses poussées délirantes, il est déjà arrivé à Emily de ne pas sentir son propre corps, d'avoir des sensations de réalité déformée autour d'elle.
Alors ce n'est peut être pas le véritable amour qui la sortira de son cercle glacial. C'est peut être autre chose, plus destructeur et moins propice à une fin heureuse.

Mais au moins, il reste quelque chose.

Ton p'tit nom/pseudo : Emily / Luka / whatever
Ton âge : 23 ans
Un ou plusieurs comptes sur le forum ? DC
Comment as-tu connu le forum ? A la base... euh... un top site, il me semble
Et comment tu le trouves ? Toujours très bien.
Quelque chose à ajouter ? Gordon au pouvoir et tutti quanti, ce genre de choses.