« ll y a deux histoires : l'histoire officielle, menteuse, puis l'histoire secrète,
où sont les véritables causes des événements. »
 — Balzac.

Avril 2081.

Le monde a changé. Le monde change tous les jours, c'est vrai, mais il y en a certains où le fond de l'air vous murmure que ce serait un beau jour pour mourir ou changer l'Histoire. K a 30 ans, il a une femme, une fille de 5 ans. Il est heureux, peut-être, quelque part. Elle s'appelle Marie, l'épouse, et Adèle, la fille. Il les aime, autant qu'on peut aimer deux femmes dans sa vie quand on a fait partie de ceux qui ont décidé de lâcher l'Apocalypse sur le monde... La décision, dira-t-on, n'était pas de son ressort. C'est vrai. Mais n'a-t-on pas sa part de responsabilité quand on est deux des petites mains qui appuient sur le bouton puisque les grands pontes disent qu'il faut le faire ? Jeter le chaos sur la planète entière et le contempler d'un œil sévère, rentrer chez soi et y rester pour protéger sa famille de la destruction. Ne répondre de rien sinon de la violence facile qui éloigne les rapaces et préserve les siens... Pour tous les membres de l'unité Alpha, le 11 février 2079 n'a jamais été oublié. Sans doute est-ce pour cela qu'ils se retrouvent tous en cette heure, quelque part aux portes d'un building anonyme parmi tant d'autres. De vieux collègues les ont appelés, un homme se serait imposé au milieu de la foule, une voix unique et pleine de charisme. Il s'appelle Michael Gordon et cherche aujourd'hui des hommes justes pour rejoindre sa cause. K sera de cela.

« Il nous faut quelqu'un pour contrer ceux qui n'ont pas hésité à jeter en pâture leurs citoyens pour une histoire de guerre... Quelqu'un qui pourra rétablir l'ordre.
- Et qu'attend-t-il de nous, ce Michael Gordon ?
- Il cherche des hommes de confiance, K, des militaires qui sauront assurer cet ordre qu'il veut rétablir... L'ère du Grand Ordre, finalement, n'est-ce pas la rédemption que nous cherchons tous depuis la Bombe N ? »

Silence. Les hommes parlent peu, n'ont jamais beaucoup échangé... Pour dire quoi ? Ils savent. Ils étaient là. Ils vivent avec ça, tous les jours. Bien sûr, qu'ils savent. C'était il y a deux ans, deux mois et cinq jours. Ils n'oublieront pas et devinent sans un mot ce que pensent les autres... Alors à quoi bon ressasser le passé ? Les âmes se sont usées, à trop constater le bordel sans nom dans lequel a plongé la planète... Ils ont tous quitté les rangs de l'armée, le 13 février 2079. La base s'en rappelle encore... L'Unité Alpha, la fierté du pays... Une bande de militaires recrutés sur le volet dans toutes les organisations les plus efficaces des États-Unis : CIA, NSA, NASA, FBI, Commando d'élite en tous genres... Tout ça pour créer l'unité militaire la plus redoutée jamais réunie. Ils y ont tous perdu leur nom. K a oublié le sien, depuis. Le Kalach. Monsieur Kalachnikov. Son amour des mitraillettes russes le suivra jusqu'en Enfer. Les membres de l'Unité Alpha n'ont pas de nom, ni de passé. Ils sont tous nés un 11 novembre, sur le papier, seule l'année diffère. Et encore. A-t-il vraiment 30 ans ? Il ne s'en rappelle plus. Il a rencontré Marie sur la base, de toutes façons, et c'est même là qu'il l'a épousée. Il l'aime, à sa façon. Elle respecte son silence, ses non-dits et ses cauchemars. Il l'écoute et ne recule devant rien pour elle, pas plus que pour sa fille... Sauf ce putain de 11 février 2079, où aucun des membres de l'Unité n'a reculé. Sauf Z, qui a voulu les arrêter. Ils l'ont tué.

« C'est Y, qui nous a tous fait appeler, non ?
- Ou B. On ne sait pas.
- 26 foutues lettres dans l'alphabet et on est capable de perdre le compte...
- On n'a jamais été ni chiffre ni lettre.
- Faut dire qu'on ne regardait pas beaucoup la télé. »

Appeler, c'est une façon de parler. Une lettre. Un graffiti. Un murmure dans une ruelle. Les membres de l'Unité savent parfaitement comment communiquer, même sans technologie. La fin du monde a eu le goût de l'habitude, pour eux, car comment être plus invisibles aux yeux des grandes puissances mondiales qu'en se contentant de ne pas exister sur la toile ? Ils n'ont pas d'existence propre. Ils sont les frères Smith. Steven, John, Frederic, Patrick, Oliver et compagnie. Tous le même nom de famille, chacun son prénom. Un prénom qu'ils n'utilisent jamais entre eux. Juste une lettre. Ça leur suffit... K a eu une identité, il y a longtemps. Était-ce il y a cinq ou dix ans ? Il n'est plus capable de le dire.

« A. Tu sais où est F ?
- Mort.
- Et W ?
- En route.
- J'ai tué L il y a trois mois.
- Pourquoi ?
- Il voulait faire péter la Mairie.
- J'aurais fait pareil.
- Je sais. »

La salle dans laquelle on les accueille respire un luxe auquel ils ne sont pas habitués. Ils ont l'air bien brutaux, ces vingt et un grands gaillards qui tentent de faire preuve d'un semblant de délicatesse en s'asseyant dans les fauteuils rembourrés destinés à cet égard. Ils s'asseyent tous par mimétisme, parce qu'ils pensent que c'est ce qu'on attend d'eux... Si on leur avait posé la question, ils seraient tous restés debout, la main sur l'arme, la prunelle inquisitrice. On ne quitte jamais vraiment Alpha, même si elle n'existe plus sur le papier. Une meute de loups qui vit en solitaire. Un homme entre, c'est l'un des leurs.

« G. J'aurais pas pensé.
- Toujours se méfier du roux qui dort. »

Pas besoin de demander le silence ou l'attention de l'assemblée, ils sont tous à l'affût et ils ne parlent presque pas. G s'avance, sur la scène, les surplombe depuis les planches et saute à pieds joints à leur hauteur. Il n'y a pas de hiérarchie, parmi eux, il serait bien trop difficile de déterminer lequel est le plus dangereux.

« Mes frères... Gordon veut monter son armée. Il veut neutraliser le gouvernement et rétablir l'ordre. En finir avec les émeutes, avec les violences... Il rêve d'une société plus paisible... Et comme il faut préparer la guerre quand on veut la paix, je me suis permis de murmurer notre existence. J'ai été entendu et nous voilà réunis... Il y a des tas de choses qu'il me faut vous exposer, je vous demanderai de m'écouter attentivement. Puis nous voterons. »

Ils l'ont fait. À l'unanimité. C'est que ça fait toujours mieux sur le CV d'avoir essayé de racheter ses fautes les plus terribles quand on débarque pour le jugement dernier.


Novembre 2084.

Dans deux mois, le gouvernement va tomber, c'est une certitude désormais... Michael Gordon mène sa politique avec beaucoup de finesse et aucune des organisations de l'ancien régime ne parvient à le mettre hors d'état de nuire. Difficile, quand l'homme a autour de lui 21 monstres qui tuent comme ils respirent. Ils se mécanisent, ça ne se voit que trop bien, ne réfléchissent pas vraiment à la profondeur de leur engagement. On leur a promis l'ordre, ils ne jurent que par lui.

K a perdu son âme, hier. Comme dans un mauvais film à l'époque où Hollywood avait encore de la valeur. Un mauvais film d'action, probablement, avec un militaire retraité qui voudrait venger sa famille. K n'en a plus, de famille. Ils ont tué sa femme. Ils ont tué sa fille. Il sait qui, évidemment, parce que même les rats de la CIA ont une odeur. Une odeur qu'on n'oublie pas. Presque tous les proches de l'Unité Alpha ont été tués. Quand on ne peut pas atteindre le corps d'un homme, on s'en prend à son esprit. C'est sans surprise. Ils n'en ont plus, d'esprit, l'Unité Alpha est un sanctuaire de monstres animés par un même esprit de corps et une seule volonté, asservie par ce Dictateur en puissance, cet homme qui leur a promis l'ordre. Ce soir, les frères Smith ont pris congé. Ils vont se faire haïr de 263 familles et se laver les mains dans le déni, la mauvaise foi et la soif de vengeance. Ils ont déclenché la pire des bombes, il y a cinq ans, alors ne craignent pas d'appuyer sur le détonateur de celle-ci. Plus jamais les agents secrets new-yorkais ne pourront se vanter d'avoir ébranlé les pires des monstruosités. On se lave gaiement la conscience dans un ruisseau d'hémoglobine et on noie le reste dans l'alcool. R, P et I ont encore leur famille. Elles deviennent celles des 18 autres. Ils se replient sur eux-mêmes, comme des chiens, et rappliquent quand on les siffle.


11 février 2085.

La victoire a le goût métallique du sang de feu leur président.


Juillet 2088.

K n'a plus de nom, d'identité, de passé, de famille... Juste trente sept années à son compteur, dont dix sept de service. Monsieur Kalachnikov boit un café brûlant quelque part entre les ruelles froides d'un Chicago qui pourrait tomber sous les balles. Les révolutionnaires sont épuisants, à vouloir semer le chaos sans accepter la toute puissance de l'Ordre... Alors on leur envoie l'Ordre lui-même. Il obéit au Président... Et le Président a dit que la fête était terminée. Ils sont vingt et un loups enragés, l'arme au poing et le pas décidé... On dit que ce qu'ils font s'appelle du maintien de la paix. Il y aura 7 morts. Pas un de plus, pas un de moins... 7 est un chiffre parfait.


2089.

Le temps passe trop vite sans se donner la peine de se différencier. Une rumeur veut que l'Académie Weins ait des fuites. C'est une catastrophe pour l'ordre national, alors l'Ordre a été dépêché sur place. L'organisation dévastatrice et implacable du Gouvernement est toujours efficace, même si personne ne sait finalement qui fait ainsi taire les insoumis. Il n'y a qu'une équipe, pas l'unité... Pas besoin de l'unité pour réduire au silence quelques citoyens et une poignée d'adolescents en perdition. C'est l'équipe 4 qui s'en occupe, celle de K. Ils ne connaissent pas les noms, se foutent vaguement du fond de la chose. On leur a demandé de tuer pour montrer l'exemple, ils tueront... Machines parfaites aux mécanismes bien huilés. Ce soir, M a trouvé un Zinc et un Plomb sur le point de fuguer. Ils ressemblent à des gamins sur les couvertures au papier glacé des magazines qu'ils ne lisent pas. Deux beaux exemples, si on s'en tient à l'anatomie. M tue le premier. K se fige devant la seconde. Elle lui rappelle Adèle, il ne saurait pas dire pourquoi... Alors le Monstre ne tire pas et c'est la première fois. Elle s'enfuit, sans aucun nom. Juste une lettre, A, qu'il lui attribue dans sa tête pour y réfléchir plus tard.

« Tu avais tes raisons, je suppose ?
- Les cadavres ne parlent pas. Les témoins, si.
- Je me contenterai de ça. »


2096.

K est abîmé. L'âge ne pardonne pas... 45 ans, c'est plus ou moins la date à laquelle on peut espérer quitter l'armée d'élite pour un travail administratif. Ils s'en foutent, tous autant qu'ils sont. La retraite les terrifie... Il n'y a rien qui les attend, hors des murs de la base et des opérations d'intervention. Pas un nom, pas un foyer, pas une paire de bras. Ils plongent dans l'alcool, petit à petit, tous ensemble. Demain, ils ne seront plus que 18. I, P et R ont décidé d'accepter leur départ pour profiter de leur famille, ce qui ne fait que renvoyer les autres lettres de l'alphabet à leur propre solitude. Comme d'habitude, ils ne parlent pas, ou à peine, pour échanger à demi-mots des blagues acides et cyniques qui dégueulent sur le sol comme des dizaines de plaies purulentes qu'on pourrait retrouver sur leurs âmes dévastées. Que fait-on d'un vieux loup quand il ne peut plus se battre comme dans ses jeunes années ? Les mâles les plus vigoureux les tuent pour prendre le pouvoir et les dévorent... Il faudrait être fou, pourtant, pour défier un seul de ces anciens... Les évincer, par contre... La machine est en marche, la relève entend bien faire ses preuves et envoyer l'Alpha rejoindre les rangs tant convoités de la réserve de l'armée. Ils n'ont pas dit leur dernier mot, jamais, mais ils s'habituent doucement à l'alcoolisme. La solitude est toujours plus agréable en compagnie d'une bonne bouteille de scotch.


2099.

K se recycle, c'est ce qu'on lui dit. Chacun des membres de l'Unité Alpha s'est vu proposer un poste au service du Sacro-Saint Gouvernement. On ne peut pas dire qu'ils aient tenté quoique ce soit pour se défendre, la guerre et les meurtres les ont usés jusqu'aux os. De l'humour, toujours, parce qu'il faut bien ça pour tenir mais surtout une profonde solitude et la peur de voir la Grande Faucheuse réclamer ses comptes. Ne pas mourir sur le champ de bataille est à la fois une fierté et une honte. Ils ne reprendront probablement plus les armes, à moins que l'Ordre, encore une fois, ne soit en danger et qu'un massacre soit la seule réponse... Alors K est en route pour l'Académie. Il y remplacera l'ancien instructeur martial, apprendra aux générations à venir comment il faut se battre et comment il faut tuer, techniques militaires et stratégies de haut vol, il leur expliquera comment réduire sa conscience à néant, comment servir le Gouvernement au mieux... Et la rumeur veut que les meilleurs d'entre eux intégreront l'Unité Bêta. Parce que le monde aura toujours besoin de Loups pour chasser les Hyènes.

« Un homme de caractère n'a pas bon caractère. »
 — Jules Renard.

Les blessures créent des monstres, même si ceux-ci ne s'en plaignent pas. K est un tueur, un soldat d'élite qui a fait partie de l'Unité la plus meurtrière de l'histoire pendant 28 longues années. Les réflexes restent plus que bons, la discipline ne le quittera jamais et ses coups porteront toujours... Mais l'âme, elle... L'âme est fêlée. Réduite à rien, un reliquat de ruines, la poussière d'une personne qui a existé mais qui n'est plus. À présent qu'il ne se bat plus et n'a plus à sa disposition ce ruisseau d'hémoglobine pour se laver la conscience, c'est le passé qui le rattrape... Pas tant ses victimes, on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs après tout, que l'essence vraie de son passé. Sa famille. Les relents de son identité. Il se torture avec tout ce qu'il a refoulé pendant trente ans et qui lui retombe sur le coin du museau maintenant qu'il est désœuvré.

Pourtant, s'arrêter à cette simple évidence qui ne surprendra personne ne suffira pas pour décrire le dénommé Edward Smith. On devine qu'il a été, un jour, un homme charmant, et on s'étonne souvent de ses bonnes manières. Edward a la prunelle vive et le verbe efficace, toujours dans l'honnêteté et le respect de l'étiquette. Même loin des rangs de l'Unité, l'Ordre reste le maître mot de son existence. Nul ne sait réellement qui il a été, sinon un fonctionnaire émérite à qui le gouvernement doit beaucoup. Il a fait partie de l'armée, bien sûr, sinon d'où lui viendrait cette rigueur ? Et puis pourquoi aurait-il eu le poste ? On le devine assez aisément très talentueux et son rapport à la violence est baisé par une vie entière à tuer pour le bien commun et l'ordre public, même si on ne sait rien de ça et qu'on se contente de le supposer.

En dehors du mystère qui l'entoure, c'est surtout l'aura de Monsieur Smith, qui frappe, bien avant ses poings. Un quelque chose qui se perd entre l'autorité naturelle de l'aîné et la terreur inspirée par le prédateur. Monsieur Smith a un humour très sombre, souvent piquant, et rares sont ceux qui prendraient à la légère ses petites réflexions. On devinerait, dans ses yeux, la profondeur de sa détresse s'il laissait quiconque s'approcher mais c'est un homme solitaire qui passera son temps à former ses élèves et à s'entraîner lui-même... Dans le respect de l'ordre et des règles.

C'est un homme usé, abîmé, brisé... Un homme comme on en fait plus, un loup comme on n'en veut plus... Mais nul doute qu'il n'y aura pas une seule balle perdue. Elles savent toujours où elles vont, même si le terme de "retraite" induirait - peut-être - qu'il est l'heure de raccrocher... Disons que K. n'est probablement pas encore prêt et que ses élèves n'ont pas fini d'en chier.