« Pardonne-moi, Seigneur, mes offenses comme je tente de pardonner à ceux qui m’ont offensé… » Tous les soirs depuis presque quatre ans, mes doigts se referment sur la minuscule croix en bois que je dissimule sur moi. Quotidiennement, je la sors et je l’embrasse avant de prier, demandant au Seigneur de me pardonner de l’avoir offensé, lui réclamant la force de continuer d’aller de l’avant afin qu’il m’accorde la grâce suprême de m’accueillir près de Lui. Ma foi est forte. Je l’ai crue perdue durant trois ans pourtant, quand je l’ai retrouvée, elle n’a fait que se renforcer au fil des jours, m’amenant jusque cette enceinte dans laquelle je me trouve et qui pourra s’avérer être la dernière demeure que mon enveloppe charnelle connaîtra si le Seigneur en décide ainsi. Mes prunelles se posent brièvement sur les murs qui m’entourent, sur les différents objets composant mon nouvel habitat depuis la veille. Cette chambre mêle l’agréable et le strict nécessaire. Je n’ai besoin de rien d’autre, je ne m’attends pas à plus luxueux, sachant me contenter de la plus simple modestie que peut composer la vie d’un mortel. Tout ce qui compte et que je dois garder à l’esprit, c’est la mission que je poursuis. Mes paupières se ferment et je retourne à ma prière, prononçant à voix basse le prénom d’un être aimé que je me suis interdit de formuler durant quatre des cinq dernières années qui viennent de s’écouler. Jade, my little sister.
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Je suis l’ainé de la fratrie Thomas et le seul garçon au milieu de trois sœurs. Est-ce voulu ou non de la part de nos parents, il n’y a que quatre ans de différence entre la petite dernière et moi l’ainé. Je suis né en 2077, Jasmine a vu le jour un an plus tard en 2078. Puis Jade a poussé son premier cri l’année durant laquelle la Guerre de l’Informatique a pris fin, en 2079. Et enfin, Jillian vient compléter notre fratrie en 2081. Nous sommes trop jeunes pour avoir connu toute cette technologie ultra perfectionnée qui s’est effondrée quand les Grands de ce monde ont décidé d’appuyer sur un bouton. Cette guerre voit les habitudes de tout un monde asservi par les ordinateurs et les téléphones, s’effondrer. Le peuple se retrouve pris au dépourvu, comme orphelin d’une toile rassurante que les générations précédentes ont créé. Ce retour en arrière nous permet à nous, famille Thomas, de revenir aux sources et de nous rapprocher encore davantage de Dieu. Nos parents sont très croyants et dès notre plus jeune âge, on se tourne également vers ce dernier, lui parlant comme s’il est un membre de notre famille, comme s’il est notre troisième parent ou le cinquième membre de notre fratrie. Tous les dimanches, nous nous rendons à l’église adressant des prières pour la sécurité de notre famille mais également pour la préservation des hommes et du genre humain. La semaine, il n’est pas rare de nous voir œuvrer aux côtés de notre père ou de notre mère dans des associations venant en aide aux gens dans le besoin matériel ou simplement plongé dans un désarroi moral. Notre cœur est grand, peut accueillir beaucoup de monde avec l’aide de Dieu et ce, même si dans le mien il y a une place toute particulière pour Jade.
De mes trois sœurs, c’est d’elle dont je suis le proche. Nous sommes copains comme cochons comme le dit l’expression. En général, l’un ne va pas sans l’autre. On se confie, on partage tout, des peines de cœur aux fous rires impossibles à contenir. Nous sommes tellement proches qu’il est même parfois difficile pour Jasmine et Jillian de s’immiscer entre nous ou de nous suivre dans nos discussions. Les prières du soir, je les fais aux côtés de Jade, lui tenant la main alors que Jas’ agrippe celle de la petite dernière. Puis quand il est temps de se coucher pour rejoindre le pays des rêves, il arrive parfois qu’un oreiller traverse la pièce, atterrissant sur ma tête dans un rire et accompagné d’une expression qui revient régulièrement.
« Que t’es bête Jay. » Je n’en ai pas conscience alors pourtant mes sœurs ont raison. La bêtise fait partie de moi et la plus grosse que je vais commettre va faire éclater notre bulle de bonheur et de croyance quelques années plus tard, me plongeant dans une culpabilité dont je ne me suis jamais vraiment remis.
Nos parents et Dieu ne suffisent pas à nous préserver et à nous tenir éloignés d’un monde perverti par les vices et le mal en général. Il est à chaque coin de rue, dans la télévision, partout où l’on pose notre regard et où on laisse traîner nos oreilles. Bien évidemment, on le retrouve également dans notre établissement scolaire, prenant la forme d’un des sept péchés capitaux : l’envie. Mes sœurs tombent sous son charme, se laissent tenter. Plus ma résistance est forte face à ce péché et plus la leur s’effrite chaque jour qui passe. Je ne comprends pas bien pourquoi elles attachent autant d’importance à une tenue vestimentaire qui ne révèle pas ce que nous sommes à l’intérieur et qui ne dévoile pas ce que contient notre âme, cette beauté cachée et qui est propre à chacun de nous. J’adresse le soir une prière pour elles, demandant à Dieu de me venir en aide pour les empêcher de sombrer dans le vice, de prendre un chemin tortueux et qui nous est inconnu. Je ne sais pas comment faire face à cette tentation qui s’ancre en elles et moi pauvre prêcheur, je finis par céder alors que mes parents tiennent le coup, éloignant le mal de notre foyer. Je m’en veux de me montrer faible, de ne pas savoir dire non à ces trois paires d’yeux qui me supplient de les emmener vers cette boutique de vêtements, pour assouvir un désir qui les ronge de plus en plus. Je ne sais pas ce qui me passe par la tête, sans doute cette faiblesse qui gagne tout frère ainé à un moment ou un autre de sa vie, qui le fait déraper sans savoir comment se rattraper. Et un jour, je laisse Jasmine, Jade et Jillian devant la boutique de leurs rêves, leur accordant une heure. Une simple petite heure qui va détruire nos vies à jamais…
Je m’absente le temps de faire une course. La boutique de vêtements ne m’intéresse pas alors je flâne dans les rues le temps que l’heure s’écoule, observant les vitrines jusqu’à ce que l’une d’elles attire mon attention. Je me décide à y entrer et quelques minutes plus tard j’en ressors avec quatre petits porte-clés identiques, avec un smiley happy sur un fond d’une couleur différente sur chaque. Celui pour Jasmine est écru. Jillian adore le bleu, le sien l’est donc. Naturellement celui de Jade est vert en référence à son prénom, quant au mien il est sur un fond noir. Fier de ma bêtise du moment et de mon attention envers mes sœurs, je reprends la direction de la boutique de vêtements quand des coups de feu éclatent, me faisant sursauter. Mon cœur manque un battement alors qu’un mauvais pressentiment s’empare de moi. Je cours comme un dingue en direction de mes sœurs, fendant la foule qui commence déjà à s’amasser autour. Jouant des coudes, je finis par entrer à l’intérieur et je les vois. Mes doigts que je tiens fermés jusqu’alors s’ouvrent et les quatre porte-clés terminent sur le carrelage dans des cliquetis. Je me laisse tomber à genoux près de Jasmine, m’empare de la main de Jillian. Il ne faut guère de temps pour que je me retrouve taché de sang, du leur. Je tremble, les larmes commencent déjà à couler le long de mes joues. Puis ma tête finit par se relever alors qu’une tierce personne vient poser sa main sur mon épaule. Mon regard se pose sur Jade, indemne à quelques mètres de moi. Des cris retentissent. Est-ce celui des secours, les miens, ceux de Jade, les râles de nos sœurs avant de rendre leur dernier soupir ? Ma conscience me laisse tomber sur le moment, trop choqué, je ne suis plus qu’un corps sans âme qui se relève tel un automate en lâchant les mains de Jasmine et de Jillian.
Quelque chose se brise en moi à partir de ce drame, ou plutôt s’abat sur mes épaules. Au-delà de la douleur, la culpabilité prend le dessus. Je vis tout ce qui s’ensuit de loin, comme si mon esprit n’habite pas mon propre corps. L’hôpital, nos parents qui arrivent, les larmes qui coulent. Je ne réalise même pas quand une infirmière m’entraîne dans une pièce pour que je me lave et me sépare de tout ce sang, trace brûlante et douloureuse de ce qui vient de se produire. Pour la première fois depuis que je suis en âge de le faire, je n’adresse aucune prière à Dieu le soir. Je ne m’adresse pas davantage à lui les jours suivants, ne cherchant pas son réconfort. La culpabilité m’accable, la colère me ronge jusque mes entrailles. Je ne parle pas non plus à ce qu’il me reste de famille, décrochant seulement un mot de temps en temps. La main de Jade n’est plus prise dans la mienne le soir, il n’y a plus d’oreiller qui vole à travers la pièce. Je ne rentre même plus dans sa chambre, comme si une frontière invisible s’est dressée sur le seuil, ne pouvant faire face à ma petite sœur ni la regarder dans les yeux. Je ne sais pas comment lui demander pardon de ne pas avoir été présent, de ne pas avoir été capable de sauver Jasmine et Jillian. Leurs enterrements marquent un tournant. Nos parents me demandent de faire un petit discours au cours de la cérémonie mais rien ne vient, seulement une boule qui se forme dans ma gorge, grossissant à tel point que des nausées m’envahissent et que je manque vomir. Je m’échappe, m’éloigne, rejetant d’un mouvement vif la main de mon père qui vient de se poser sur mon épaule en signe de réconfort. Ma foi est brisée, tout comme mon cœur et ce n’est plus qu’une question de temps avant que je ne cède et que je laisse les démons prendre le dessus. Et enfin une nuit, ils finissent par le faire, m’emportant avec eux loin de ce foyer tant aimé, loin de Dieu et tournant le dos à ma dernière sœur non coupable mais dont un seul regard me renvoie à chaque fois vers mon reflet, celui d’un être détesté et ne pouvant même plus se regarder en face.
Un mois après la disparition de mes sœurs, je suis à bout moralement, sur le point de rompre et de m’affaisser complètement. Le sommeil ne veut plus de moi depuis ce fameux jour, quand il réussit à me prendre, c’est pour m’envahir de cauchemars. Je n’en peux plus de tout ce poids. Mon père a compris le désarroi dans lequel je me trouve. Il tente de me ramener vers Dieu mais je ne peux pas. Un blocage est bien présent en moi, me faisant souffrir jusqu’à la moelle, m’empêchant de penser rationnellement. A tel point qu’une nuit, je réunis quelques affaires dans un sac à dos. Dans la pénombre, je longe le couloir, m’arrête devant la porte entrebâillée de la chambre de ma sœur. Je distingue sa silhouette faiblement éclairée par les reflets de la lune. Durant un moment, je l’observe en silence jusqu’à ce que je finisse par sentir une larme roulant le long de ma joue.
« Je suis tellement désolé Jade… » Ma voix n’est qu’un murmure, si basse que l’on peut croire à une hallucination. Du revers de la main, j’essuie mes joues humidifiées puis je m’éloigne de cette chambre, de cette porte. Je quitte le domicile familial en plein milieu de la nuit pour ne plus jamais y remettre les pieds. Je n’ai que 17 ans, et Jade seulement 15.
Dès lors la descente aux enfers dont on nous parle durant les messes du dimanche devient une réalité. Et elle s’avère beaucoup plus douloureuse que tout ce que l’on peut imaginer. Durant quelques semaines je reste sur Washington et le fait de stationner dans cette ville ne fait qu’accélérer un processus de déchéance que j’ai moi-même enclenché sans savoir comment l’arrêter. Les premiers temps, je ne reste guère éloigné de notre quartier. Une ou deux fois, j’observe même Jade de loin, hésitant à l’aborder. Mais à chaque fois le poids de la culpabilité, de ce que je ressens prend le dessus et au lieu d’avancer vers ma petite sœur, je tourne les talons pour courir, fuir à travers les rues jusqu’à ce que le souffle me manque, m’obligeant à m’arrêter pour reprendre de l’air. Les mêmes nausées qu’à l’enterrement me reprennent. Cette fois je ne dois plus faire bonne figure devant tout le monde et elles prennent le dessus. Je maigris à vue d’œil, deviens rachitique. Ma fin se rapproche de plus en plus, je le ressens. Et dans un sursaut d’orgueil, je ne peux accepter l’idée de mourir sur Washington, d’infliger cette nouvelle épreuve à ma famille. Je ne réfléchis pas, je ne suis plus en état de le faire de toute manière. La raison m’a quitté et tout ce qu’elle me laisse avant de partir, c’est l’idée saugrenue d’acheter un ticket de bus, en partance pour New York. Quitte à mourir, autant le faire dans cette ville autrefois terre promise et d’accueil de tous les immigrants. Triste idée qu’est la mienne quand ma tête se cale contre la paroi du bus, mes yeux se ferment, je suis trop épuisé pour apprécier le voyage, pour dire adieu à ma ville natale et demander à la nouvelle de m’accueillir le temps qu’elle voudra bien de moi. Morphée m’entraîne avec lui dans un repos que je me suis bien trop souvent interdit depuis le drame. Il ne me laisse pas le choix, même si la solution de mourir me semble une délivrance envisageable comparée à cette vie de pénitence.
Grandir dans une famille pieuse, se tenir éloigné de certains quartiers de la capitale, ne nous apprend pas à survivre dans une autre grande ville même si cette dernière semble davantage sécurisée. A mon arrivée sur New York, j’ai l’air d’un clandestin débarqué fraîchement d’Afrique. Je fais peine à voir, je ne comprends pas tout ce qui se passe autour de moi. Et plutôt que de tenter d’éclaircir ces zones de mystères qui m’entourent en me ressaisissant, je me laisse emporter sur des pentes encore plus sombres et qui ne me ressemblent pas du tout. L’alcool puis la drogue deviennent mon quotidien. Et pour alimenter mes besoins hebdomadaires qui deviennent au fil des semaines quotidiens, il me faut de l’argent. Vendre à la sauvette ne rapporte guère. Je me crois déjà au fond du trou mais en réalité, je plonge encore plus bas qu’il n’est possible d’imaginer et je finis par me prostituer durant plusieurs mois. Alcool, drogue, prostitution. Il est bien loin ce gentil fils aîné d’une famille très religieuse et pratiquante ayant une vie quasi parfaite. Pourtant, ça ne fait pas si longtemps que tout s’est brisé, seulement un an. Environ trois cent soixante-cinq jours ont suffi à détruire dix-sept ans de vie bien rangée. A me faire oublier Dieu également. Mais si moi j’ai oublié son existence, lui n’a pas oublié la mienne et vient un jour, alors que je n’ai plus foi en rien, même pas en la vie, qu’il met sur ma route cet homme, un pasteur protestant, vivant dans le quartier Nord de la ville.
Si je ne crois plus en rien, encore moins en moi-même, ce n’est pas le cas de cet homme. Au-delà de mon corps commençant à être ravagé par la drogue et l’alcool, il voit quelque chose d’autre. Une âme en peine ayant besoin d’être sauvée. Pourquoi moi et non un autre ? C’est sans doute dans une situation comme celle-ci que l’expression « les voies du Seigneur sont impénétrables » prend tout son sens. Ce jour-là, la bonté dont il s’apprête à faire preuve tombe sur moi. Il me ramène chez lui, dans le quartier Nord où je n’ai pas ma place, n’ayant aucun intérêt pour ses habitants. Cet homme ne m’offre pas seulement un toit, il m’offre une seconde chance et pour vraiment me l’accorder, il plaide ma cause auprès de l’élite du Nord. Je ne sais pas ce qui se dit le jour où il le fait, toujours est-il qu’il semble avoir trouvé les mots. On m’accorde un droit de séjour chez ce pasteur qui me prend sous son aile, qui fait preuve de patience avec moi et qui, malgré mes protestations car je suis en manque d’alcool et de drogue, me pousse à me tourner vers ma première voie, celle du Seigneur. Je reste sourd à ses conseils, je refuse d’entendre l’appel du Seigneur. Jusqu’au jour où mon protecteur glisse dans la paume de ma main une toute petite croix en bois. La taille de la prière ne compte pas, ce qui est important c’est de la faire car elle sera portée. Ce soir-là, pour la première fois en plus d’un an, je m’agenouille pour me tourner vers Dieu. Mes doigts serrent cette petite croix en bois et durant la prière qui l’accompagne, des larmes glissent le long de mes joues. Je prie une partie de la nuit, jusqu’à ce que la fatigue finisse par l’emporter, ayant raison de moi. Mais pour la première fois depuis la mort de Jasmine et de Jillian, je réussis à dormir plus de quelques heures et d’un sommeil qui s’avère réparateur.
Presque trois ans. C’est le temps qu’il me faut pour remonter la pente avec l’aide de mon protecteur, du Seigneur, mais également de tout le quartier Nord. Je découvre au sein de celui-ci une communauté soudée, comme une grande famille. Je ne cherche pas à remplacer la mienne et pourtant les habitants semblent tout doucement prendre une place dans cette nouvelle vie qui est la mienne. Il me faut d’abord du temps pour me sevrer en alcool et en drogue. Mon protecteur doit sûrement glisser quelques mots car les rares fois où je tente de me procurer de la drogue, les réponses se révèlent négatives. Pas pour moi. Pour ce qui est de l’alcool, même pas en rêve, je n’ai que 18 ans après tout. C’est à croire que le Quartier se démène pour m’accompagner dans mes démarches, dans cette pente que je dois remonter, cette foi que je retrouve un peu plus chaque jour et que je symbolise par des tatouages n’ayant pas forcément un rapport direct avec la religion. Le premier à apparaître est celui sur mon bras gauche, un sablier et un papillon. Des écrits viennent le compléter sur l’intérieur de mes poignets. Sur moi, je garde toujours en permanence cette petite croix en bois que je dissimule et ressors tous les soirs. Au fil des jours, je gagne en confiance. Je tente de me rendre utile à droite et à gauche, ramenant honorablement de l’argent cette fois, et ne tentant plus de le gagner par le biais de la prostitution. Je commence même à faire le deuil de mes sœurs disparues. Alors que je sors progressivement et de plus en plus souvent du Quartier, mon horizon de connaissances commence à s’élargir. J’apprends véritablement l’histoire de la ville, d’une partie de ses habitants, ne soupçonnant pas forcément que des choses se trament par derrière. Jusqu’au jour où une personne réussit à me faire esquisser l’idée que les morts de Jasmine et de Jillian sont peut être l’œuvre du gouvernement. Dès lors je tente de me renseigner davantage sur le sujet dans une discrétion la plus totale, oubliant mes investigations le soir, à chaque fois que je reviens dans le Quartier Nord. Mes convictions sur l’implication du gouvernement se renforcent et dans le même temps, je découvre la résistance à laquelle j’adhère. Je viens tout juste d’avoir 21 ans, la majorité absolue, cet âge où l’on est considéré comme étant pleinement un adulte dans tous les sens du terme aux yeux de la loi. Je vis pour le Quartier Nord, j’adhère à la résistance et Dieu me guide dans mes choix, voilà comment se résume Jayden Thomas à ce moment-là.
Un peu moins d’un an en arrière… Je me promène dans un des quartiers de New York quand je crois être victime d’une hallucination. A la sortie d’un lycée, une silhouette attire mon attention. Elle m’est étrangement familière, souvenir d’une vie passée que je pense avoir relégué dans un coin de mon esprit et que je veux tenir éloigné de cette vie d’opposition dans laquelle je me suis engagé. Les élèves de l’établissement sortent au même moment. Je m’aventure à contre-courant, ne suivant pas le mouvement pour me rapprocher le plus rapidement possible de la silhouette. Quand j’y parviens, elle n’est plus là. Je pivote, cherche et je l’aperçois de nouveau un peu plus loin. Elle se tourne, je peux alors distinguer son visage.
« Jade… » Je n’en crois pas mes yeux. Ma petite sœur est à New York. Comment ? Pourquoi ? Elle n’a que 19 ans, que fait-elle seule dans cette ville car il ne me semble pas voir nos parents près d’elle.
« JADE ! » Je crie, tentant d’attirer son attention mais il est déjà trop tard. Elle vient de s’engouffrer dans un véhicule et ne m’entend pas. Quelques têtes se tournent vers moi, intriguées par le cri que je viens de pousser. Je ne souhaite pas attirer l’attention sur moi alors je me glisse rapidement dans la foule, perturbé et troublé par cette presque rencontre avec Jade, quatre ans après mon départ de la maison. Presque une éternité dans une vie quand on y songe.
Le soir-même, mes prières vont vers Jade. Je m’interroge, je questionne le Seigneur, lui demandant si c’est une épreuve qu’il m’impose pour s’assurer que je suis plus fort qu’auparavant. Qu’il ne doute pas de moi, je le suis effectivement et je compte passer cette épreuve si elle en est une. Le lendemain, je tente de reprendre ma vie normale mais cela ne dure guère longtemps. Je finis par me retrouver de nouveau devant ce lycée où j’interpelle un élève pour lui demander ce qui a eu lieu la veille. J’apprends ainsi que des élèves de l’académie Weins sont venus dans cet établissement parler en bien de leur école. Je me trouble, remercie à peine l’élève pour sa réponse. L’académie Weins. Gordon. Le gouvernement. Ce n’est pas possible. Tout s’imbrique dans ma tête et un malaise n’est pas loin de me gagner. Non, pas Jade. Pas elle. Pas après ce que le gouvernement nous a fait. Ce n’est pas possible et je ne peux pas l’accepter. A peine je rentre dans le quartier Nord ce soir-là que j’interroge mon protecteur pour en apprendre davantage sur cette académie. Il ne peut répondre à mes questions mais me renvoie vers une personne qui détient les réponses. Elle se nomme Calypso Storm. Je n’ai pas eu l’occasion de vraiment lui parler jusque présent, ne gravitant pas dans la même sphère qu’elle. Mieux vaut tard que jamais comme on dit et je n’hésite pas une seconde. Il est tard, l’heure de la décence est passée depuis un moment, je suis censée attendre le lendemain pour la déranger, pourtant le même soir, je viens frapper à la porte de Calypso, avec une foule d’interrogations.
Les réponses que Calypso m’apportent ne me plaisent guère. J’en apprends davantage sur l’académie. Elle a quelques informations sur Jade qu’elle partage avec moi. La jeune femme ne prend pas de gants et m’annonce de but en blanc qu’il est trop tard pour ma sœur, qu’elle est impossible à sauver, qu’on ne peut plus la retourner. Elle est devenue une Platine et le restera quoique cela puisse me faire. Je ne peux croire aux propos de Calypso. Le quartier, mon protecteur et ma foi ont réussi à me ramener de la mort vers laquelle je me dirigeai. Il doit bien exister une solution pour Jade. Non. La réponse est ferme et définitive, il n’y en a pas. Cette nuit-là, je pars en claquant la porte, marque d’impolitesse et preuve irréfutable du malaise qui m’anime. Je prie mais ne trouve pas de repos, passant la nuit à réfléchir. Les jours suivants ne sont guère mieux. Je m’absente du Quartier encore plus régulièrement, me rapprochant plus étroitement de la résistance pour y trouver de l’aide. Si le Nord ne me soutient pas dans mon idée pour sauver Jade, je trouverai une main tendue ailleurs. Je deviens dès lors vraiment actif au sein de cette résistance, espérant, rappelant de temps à autre ma requête. Plusieurs semaines puis des mois s’écoulent sans que rien ne bouge pour moi. Parallèlement, je reviens de temps en temps vers Calypso pour lui parler, m’enquérir de l’état de Jade. Je cherche à m’assurer que ma sœur va bien. Je tente parfois une nouvelle approche pour la sortir de là mais de nouveau je me trouve confronté à un mur. Calypso me demande inlassablement de renoncer. Comment lui faire comprendre que c’est impossible pour moi, que si le Seigneur m’a pardonné de l’avoir abandonné durant quelques temps, il n’est pas le seul que j’ai délaissé en quittant Washington et à qui je dois demander pardon ?
Un mois en arrière, une opportunité s’offre enfin. La résistance me propose un plan risqué, dont il me sera probablement impossible de revenir. L’idée a été retournée dans tous les sens, ne présente aucune issue de secours. Elle est irréalisable.
« Il ne nous reste qu’une chose à faire alors, la réaliser. » Je réponds tranquillement, presque sereinement. C’est comme si je me suis fait une raison et que je suis prêt à tout pour approcher ma sœur. Bien évidemment, je ne parle à personne de cette proposition qui m’a été faite, encore moins à Calypso. Si elle vient à l’apprendre, elle me tranchera la tête avant de l’accrocher au bout d’un piquet. Elle est persuadée d’avoir raison sur Jade. Mon entêtement, l’amour que je ressens pour ma sœur me poussent vers une persuasion qui est plus forte que celle de la reine de Weins. Le plan se peaufine au fil des semaines. Puis quelques jours en arrière, il est décidé qu’on le mette à exécution. Je me rends dans le quartier Ouest pour prôner une propagande anti-Gordon. J’ai conscience à ce moment-là que je vais me faire prendre. C’est exactement le but que je poursuis. La résistance m’offre une opportunité de me rapprocher de ma sœur. Par mon biais, elle espère avoir des informations sur l’académie et le gouvernement, mais ceci, c’est dans l’hypothèse que je ressorte un jour. Le plan fonctionne parfaitement, la police vient m’arrêter et je n’oppose aucune résistance. On m’interroge, je réponds à des questions dont certaines ont été devinées et les réponses préparées d’avance. Pour les autres, j’improvise. Je tente de faire le nécessaire pour m’ouvrir les portes du Graal. On me fait attendre plusieurs heures dans une pièce. Une personne finit par venir pour m’annoncer que l’on m’envoie à Weins. Goal. Touchdown. Essai. Peu importe le mot que l’on souhaite employer à cet instant, je pense avoir gagné. J’en suis même persuadé. Encore un peu de patience et je verrai Jade. Je vais pouvoir la sortir de cette académie, la ramener vers Dieu et surtout la détourner de ces meurtriers qui nous ont pris nos sœurs. Ce dont je ne me doute pas, c’est que la police m’a doublé. Je pense les avoir bernés, ils en ont fait tout autant à mon sujet. Ils savent qui je suis, le lien qui m’unit à Jade, le but que je poursuis. Et eux aussi ont leur raison de m’envoyer à Weins.
Tel est pris qui croyait prendre. Ma prière se termine. Voici que je passe ma première nuit à Weins, demain est un nouveau jour, plein de promesses et je serai guidé non par la voix de Gordon mais par celle du Seigneur.
« Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit. Amen. »