Elle s’ennuyait.

Comme à son habitude, seule chez elle, Allegra ne parvenait pas à trouver quoi que ce soit susceptible d’éveiller son intérêt. Elle se sentait d’humeur particulièrement agressive ces temps-ci, et sentait pulser en elle l’envie de se défouler sur quelque chose, ou quelqu’un. Malheureusement pour elle, elle n’avait aucun souffre-douleur à portée de main, et elle ne comptait pas ruminer son énervement indéfiniment. Elle monta dans sa salle de bains se préparer : elle allait sortir. Vu le temps, autant mettre quelque chose de chaud.. foutue neige ! Elle n’aimait pas ça. Pas qu’elle s’en souvienne distinctement, mais ça lui rappelait qu’elle vivait un mensonge, ça lui rappelait son pays natal, et ça lui rappelait que sa sœur folle furieuse était avide de sang. De son sang.

Appliquer son fond de teint, son mascara, brosser ses longs cheveux dorés lui permettait d’oublier tout ça. Allegra était née avec un visage sans défauts, grâce aux « bons » gènes de ses parents sans doute, et grâce à un style de vie réservé à l’élite, elle n’avait jamais eu de problèmes d’image d’elle-même. Elle avait fait ses premiers pas dans le monde de la mode et du luxe dès son arrivée sur le territoire américain, si bien qu’elle pouvait maquiller, coiffer, habiller comme une professionnelle. Soigner son image était devenu depuis un peu moins d’une année quelque chose de compulsif. Nettoyer l’apparence pour cacher l’hideuse vérité, elle fonctionnait ainsi sans même en être consciente. Rien n’était tâché ou en désordre, rien n’était abîmé ou de seconde main. Pas étonnant qu’elle fasse la couverture de magasines, qu’elle soit une référence dans les hautes sphères de New-York… Et surtout, depuis qu’elle avait laissé son masque implacable craquer, depuis qu’elle avait ressenti quelque chose de fort et de violent pour Daniel, elle s’interdisait de recommencer, et sous son sourire brillant et impeccable, elle espérait pouvoir contrôler son image.
Contrôler, ouais.

Elle ne pouvait pas se permettre le moindre faux pas. Sortant de sa salle de bains, se dirigeant vers le dressing, elle laissa un message à Calypso, sa meilleure amie et surtout sa partenaire de shopping qui avait au moins aussi bon goût en la matière – et les moyens qui allaient avec.  En attendant la réponse, Allegra choisit de porter un pantalon noir, un pull bleu en cachemire, et choisit une paire de bottines à talons hauts. Par dessus, elle s’emmitoufla dans un épais manteau doublé d’une fourrure chaude à l’intérieur. Allegra ne craignait pas le froid, mais elle tenait absolument à protéger sa peau de la neige, pas question d’avoir des rougeurs (et puis elle était attendue à un gala de charité dans deux jours). Ainsi vêtue, et mettant un bonnet et des gants, elle appela son chauffeur et lui intima de la conduire dans le centre.
« Miss Lockhart, avec tout mon respect, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, avec cette neige… » « La voiture est équipée, non ? Roulez. Vous n’aurez qu’à me déposer au début de la rue, annonça-t-elle tandis que ses gardes du corps prenaient place à côté d’elle. Et vous, vous n’aurez qu’à me suivre de loin. Je sors avec une amie, je n’ai pas envie que vous me colliez. Restez discrets. » Ils acquiescèrent, et la voiture roula finalement sans peine jusqu’au centre.

Allegra en descendit et fut soulagée de voir que Calypso était déjà là. Elle n’aurait pas à attendre seule dans le froid ! Comme prévu, ses gardes du corps les suivaient quelques mètres derrières, laissant les deux jeunes femmes s’amuser un peu, ne rentrant pas pour les importuner. Alors, lorsque les deux blondes entrèrent dans la si jolie boutique, les gardes ne se posèrent pas la question et attendirent en face… avant que la tempête brusque ne les force à rentrer dans un autre magasin que leur patronne.

Pendant ce temps, Allegra et Calypso constataient avec effarement que le magasin n’était qu’une atrocité pleine de contrefaçons… et qu’elles étaient bloquées ici à cause de la tempête de neige. Tandis que son amie s’énervait, H. prit soin de ne plus rien toucher (hors de question de choper des bactéries en touchant ces choses faites dans on ne savait pas quelles conditions) une fois la supercherie démasquée, et se contenta de lancer un avertissement cinglant à leur "vendeuse".

« Et en plus on est bloqué ici, Allegra. Génial...  Putain... Tant qu'à être bloquée, j'aurai préféré être bloquée ailleurs que dans une boutique de merde... »

« Visiblement vous ne savez pas qui nous sommes… je mettrai ça sur le compte de votre ignorance, mademoiselle, mais soyez sûre que les représentantes des Quartiers Nord et Ouest se battent chaque jour contre les fraudes qui heurtent l’image de notre pays et de notre ville. » Puis, elle sourit, ravie. « Et soyez sûre que dès que je sortirai d’ici, mon père, le sénateur Keith Lockhart s’empressera de vous éjecter d’ici. Quelle ignominie… il ne faudrait pas que sa fille unique et sa meilleure amie soient dupées. »

À peine eut-elle terminé sa phrase qu’elle se rendit compte que Jade Thomas était aussi dans la boutique, et qu’une inconnue venait de faire son entrée. Oh pitié… ça allait être une torture de rester coincées ici, ne pouvaient-elles pas être tranquilles ?

L’altercation entre la vendeuse et Jade poussa la blonde à intervenir encore une fois. « Mademoiselle Thomas est justement l’une de mes meilleures amies ». Ce n’était absolument pas vrai, mais cette vendeuse semblait gonflée d’un égo qu’Allegra ne supportait pas. Si on voulait se vanter, il fallait avoir de bonnes raisons de le faire. « Vous ne semblez pas avoir retenu la leçon. Vous êtes en présence de Calypso Storm et d’Hypathie Lockhart, je vous conseille fortement de la boucler si vous ne voulez pas avoir plus d’ennuis. » Ensuite, elle sourit à Jade, mais se tourna quand même vers la dernière venue…

Elle faillit tomber. Un seul coup d’œil et… c’était impossible. En clignant des yeux, reprenant une attitude plus concentrée, Allegra réalisa qu’il ne pouvait pas s’agir de Bianca. Non… la fille, malgré ses traits du visage bizarrement anguleux, et semblables à ceux d’Allegra, avait trop de… naturel pour pouvoir être sa sœur. Sur la photo, que H. gardait toujours précieusement sur elle, on ne décernait que la folie et la cruauté dans ses yeux, un visage décharné et une avidité monstre. La fille, là… avait juste l’air paumée. Il fallait qu’elle arrête d’être paranoïaque comme ça… Ce n’était pas la première fois qu’elle pensait apercevoir Bianca quelque part, et y avoir pensé tout ce matin n’était peut-être pas l’option la plus rationnelle.

« Qui es-tu ? demanda-t-elle. Tu es à Weins ? Je ne t’y ai jamais vu », remarqua-t-elle. Et c’était vrai. Puis, Allegra se tourna vers Jade. « Oui, il me semble que nous sommes bloquées ici toutes les quatre – elle ne compte pas, dit-elle en désignant la vendeuse d’un air narquois. Si j’étais vous je ferais attention à ne rien toucher de ce qui sort d’ici… je vous emmènerai dans de vraies boutiques une fois que nous serons sorties d’ici. »

Pourtant, rien ne laissait présager une sortie future… la neige semblait redoubler.
Noon… elle allait encore s’ennuyer.

« Bon, quelqu’un a une idée ? Il faut faire quelque chose là, sinon je vais massacrer quelqu’un. Je suis sortie pour me détendre, pas pour moisir dans une boutique d’escrocs. »