Tess se mordit la lèvre, pensive.

La salle était petite et lugubre, très différente de celles du commissariat. Depuis sept ans qu'elle exerçait son métier de flic dans cette ville, elle n'avait jamais interrogé dans une cellule aussi... morbide. Elle posa ses mains sur ses hanches, respira plusieurs fois, relut les notes de son collègue, Samson Hugher. Meurtre impliquant une certaine Reine, Calypso Storm, et plusieurs élèves au comportement suspect... drogués, violents, accros au sexe, il y avait de jolis spécimens dans cette Académie. Puis Tess eut brièvement une vision d'elle-même, plus jeune. Elle avait probablement été une de ces filles perdues, alcooliques. Et amoureuse.
Tess ferma les yeux, chassa de son esprit ces pensées désagréables. Plus jamais elle ne devait y repenser, c'était sa promesse à elle-même. Soupirant, elle se prépara pour l'interrogatoire qui allait avoir lieu dans quelques minutes. Elle sortit son calepin - elle venait de la vieille école - et son dictaphone qu'elle posa sur la table, à la manière des journalistes. Chaque parole serait enregistrée dans l'appareil, et Tess pourrait ainsi ré-écouter la conversation à loisir, ce qui lui donnerait le recul nécessaire pour la fin de l'enquête. L'enquête, tiens. Tout ce cirque autour de cet élève était vraiment suspect. Des meurtres d'adolescents, il y en avait tous les jours à New-York. Des riches, des pauvres, des gros, des maigres, des blancs, des noirs, des normaux, des perturbés... Les images des cadavres transportés à la morgue étaient gravés au laser dans sa mémoire. Une main flasque sortant de la civière, un corps inerte recouvert à la hâte d'un drap blanc, des légistes las et fatigués. Là, subitement, le cas semblait différent. Tess avait le pressentiment qu'on ne leur disait pas tout et qu'on leur cachait beaucoup de choses - toutes les ficelles étaient tirés par les puissants... oui, mais lesquels? Le directeur de Weins, aussi inconnu qu'inquiétant? Quelqu'un de plus haut placé, du Gouvernement? Après tout, cette école était bâtie pour laver le cerveau des jeunes. Tess frissonna, bien que le pull violet dont elle était vêtue lui portait chaud en temps normal. La température de l'étroite pièce était basse, et ne faisait qu'augmenter l'impression d'atmosphère étouffante qui y régnait.
Finalement, Tess cessa de tourner en rond. Les questions viendraient plus tard, elle avait du pain sur la planche.

La porte s'ouvrit pour laisser apparaître un grand adolescent à l'air complètement paumé. Drogué, fut la première pensée de la rousse en le voyant. Il était loin d'être repoussant, mais ses pupilles étaient dilatées, et elle apercevait des cernes mal dissimulées sous son regard absent. Traqué. Elle se sentit un peu mal - il avait l'air tellement perdu... Puis, elle se ressaisit, essayant d'oublier encore une fois son propre fantôme qui n'avait jamais vraiment cesser de la hanter. Le seul remède qu'elle avait trouvé était de s'absorber dans son travail.
Voilà qui allait pouvoir être fait.

Elle sourit au jeune homme, lui indiqua la chaise. Puis, elle se présenta d'une voix qui se voulait douce et rassurante, mais professionnelle.

« Bonjour... Frederic, c'est ça? Je suis l'Agent Sayers, je remplace l'agent Hugher pour la fin de cet interrogatoire. Je te conseille de dire la vérité, je ne suis pas là pour te juger, juste pour résoudre un meurtre. C'est d'accord? Bien, commençons. » Elle se sentait plus assurée, maintenant. « Où étais-tu le 24 octobre au soir ? Et y a-t-il quelqu'un qui peut le confirmer ? »

Elle espérait qu'il ne lui donnerait pas trop de fil à retordre. Car malgré tout, elle pouvait se montrer très, disons, décidée. Derrière son air de femme fragile, innocente et gentille se dissimulait une policière toujours en quête d'adrénaline, décidée et très persuasive...Si le gamin se montrait récalcitrant, elle saurait le mater. Elle jeta un coup d'oeil à son pistolet, dont le holster était accroché à sa ceinture.

Définitivement.

Il était nerveux.

Elle pouvait sentir son angoisse, rationnelle et normale. Elle appréhendait les autres interrogatoires, mais pas à cause de la peur des élèves. Et si elle interrogeait le meurtrier et qu'elle passait à côté? Sa carrière serait foutue et elle n'aurait plus qu'à sauter d'un pont. Ou d'une falaise. Or, si elle réussissait à démasquer le coupable, sa vie prendrait peut-être enfin une tournure sympathique. Elle reporta son attention sur le jeune homme, qui répondit négativement à la première question. Tess resta impassible - professionnelle - mais elle sut déjà que ce n'était pas la bonne réponse. Il avait intérêt à avoir de solides excuses, car ça partait très mal. Très, très mal. Ensuite, il lui avoua qu'il ne se rappelait de rien, et elle dut faire un effort surhumain pour ne pas lui demander à cause de quoi. Elle était flic, pas assistante sociale bordel. Son but était de foutre les méchants en taule et pas d'aider des gamins au fond du trou à remonter la pente. Ce. N'était. Pas. Son. Job! Mais au fond d'elle, un espoir fou subsistait. Et si elle pouvait faire les deux? Est-ce que c'était possible? Mais est-ce qu'elle pourrait assurer les deux? Et comment s'y prendrait-elle? Et surtout, surtout, pourquoi? Le gamin la coupa dans ses pensées.

« Ca joue contre moi c'est ça ? » Tess sourit légèrement, mais un sourire amer. « Un peu, mais cela ne te condamne pas pour autant. Tu dis que tu ne le connaissais pas. Donc tes relations avec Jonathan Winson étaient inexistantes. Complètement? » Dire le nom de la victime en regardant le potentiel suspect était une technique qu'elle avait appris à ses débuts. Parfois, elle pouvait lire la frayeur sur le visage des gens, ou d'autres émotions qui l'aidaient à affiner son jugement. Mais visiblement, le jeune garçon ne le connaissait vraiment pas. Ou alors il mentait très bien. . « Et avec Calypso Storm? Quelle était la nature de vos relations - sans mentir, sans dissimuler la vérité. Je peux tout entendre. »

Elle crut qu'elle allait se gifler. Elle n'était pas sa mère - putain de merde - et elle devait absolument se comporter en flic. En méchante flic.
Oui, mais c'était sans compter les yeux bleus de son interlocuteur, son regard d'enfant paumé, et...
Elle était policière, elle ne devait pas juger sur les apparences, elle le savait mieux que personne.
Oui, mais...
Un point c'est tout.

Puis, elle se rappela un élément.

« Et, si tu étais en soirée, peux-tu me donner le nom de deux personnes qui t'auraient vu ce soir là? Et si tu ne te souviens pas de cette nuit, comment peux-tu savoir que tu n'as pas tué Jonathan Winson? » Oui, bon, certes, elle le cuisinait un peu. Mais elle devait bien faire son boulot, non? De toutes façons, c'étaient ses dernières questions, et franchement, elle ne doutait pas qu'il dise la vérité. Elle voulait juste se donner un peu de contenance supplémentaire, histoire qu'il ne croie pas avoir affaire à une sainte.
Même si dans son cas, elle était une ex-religieuse. Pauvre. Et alcoolique.

Elle n'avait jamais été interrogée par la police. Ou par quiconque, d'ailleurs. D'où elle venait, chacun se débrouillait avec sa merde et personne ne posait de questions. Les gens ne se souciaient pas des autres, trop occupés à essayer de survivre, à se raccrocher à ce qu'il leur restait - rien. Ou pas grand chose, voire n'importe quoi. Tout était bon pour se trouver une raison de se lever le matin, de continuer à exister. De ne pas s'en aller ou partir en fumée comme tous les gens qu'elle avait connu... Sa mère. Son père. Delilah, Andrew, Harry, Isvan, Siobhan... tous les gens qu'elle avait aimé étaient morts. Partis. Disparus. Emportant avec eux une partie de son histoire, de sa vie, des secrets de famille, des confidences. Des sourires, des histoires, des câlins, des disputes. Tout. Pendant longtemps ne lui était resté que le goût amer du regret, des remords, et un vide, un gouffre énorme, immense, gigantesque, toujours à deux doigts de l'avaler toute entière dans les ténèbres et de ne jamais la laisser ressortir.
Elle ne savait donc pas ce que ressentait exactement le jeune homme en face d'elle, mais elle pouvait tenter de le deviner. Les drogués ressentaient-ils la même chose que les alcooliques? Ce besoin, toujours grandissant, d'avoir sa dose? Cette absence en eux, comblée uniquement par leur vice? L'état d'euphorie, ensuite, était-il le même? Elle avait assisté à beaucoup de conférences sur ce sujet, depuis sept ans, mais elle avait constaté qu'aucune ne parlait de comment sortir les gens de ça. Elle avait l'impression que tout le monde s'en fichait, que personne ne se souciait des vies que ça détruisait, des familles que ça brisait. Mais elle, elle voulait faire quelque chose. Elle voulait aider ceux qui avaient connu la même galère qu'elle, pas les ignorer.

Frederic lui répondit d'une voix sombre. Sa réponse, jugea Tess, était fort intéressante: il jurait que Storm n'avait pas tué le jeune homme. Comment le savait-il? Parce-qu'elle était son amie? Tess ricana. Les filles comme elle ne connaissaient pas l'amitié, elles se servaient des gens comme des esclaves et ne leur portaient jamais attention. Elle savait ce qu'elle disait: à l'époque où elle vivait en Irlande, Delilah, sa grande soeur, était elle aussi la "reine" de leur quartier. Et elle les avait tous laisser crever.
Il lui dit ensuite, malin, qu'il pourrait être le tueur, blah blah blah.
C'était possible, mais peu probable.

« C'est possible, mais honnêtement, peu probable. J'ai pris tes réponses en note, et te contacterai si un doute subsiste, ou bien si tu es effectivement impliqué plus que prévu. Pour le moment, tu es libre. Mais si jamais tu as besoin - ou envie - de parler, hum, saches que tu peux toujours me joindre. Agent Tess Sayers, souviens-toi. » Elle referma son dossier, se leva et ouvrit la porte pour lui permettre de sortir. « Et, un dernier conseil. Je vois que tu as foi en Calypso Storm, mais méfies-toi. Ce genre de fille n'apporte jamais rien de bon au final. »

Puis, elle le laissa partir.
Et se prépara pour l'interrogatoire suivant.